Cela fait plus de cinq semaines qu’elles occupent le devant de l’hôtel Ibis imposant et gris des Batignolles. Elles sont là chaque jour entre 9h et 17h environ. Elles ont installé une petite table sur laquelle trônent une caisse de solidarité, des tracts en français et en anglais à en-tête de la CGT, quelques poêles dont elles se servent comme cymbales et une sono qui crache,  entre autres, un tube du chanteur ivoirien DJ Kerozen. « Tous ceux qui ont gagné sont des gens qui ont bataillé », clame-t-il. La bande son est choisie.

Une grande partie des femmes de chambre de l’hôtel sont en grève et il est difficile de ne pas les entendre. Demandez aux agents de sécurité à l’entrée ou aux touristes qui entrent et sortent de l’hôtel toute la journée. Parmi leurs seize revendications : une diminution de la cadence, un arrêt des mutations et l’embauche des salariés de la sous-traitance STN par l’hôtel Ibis Batignolles.

Métier : femme de chambre

Elles sont une petite trentaine en grève et habitent hors ou aux portes de Paris. Elles viennent du Sénégal, du Mali ou du Congo et sont chargées de faire le ménage dans les 700 chambres de l’hôtel depuis 2, 5 ou 10 ans. Parmi elles, il y a Mama N’Diaye. Elle fait partie de ceux que l’on appelle pudiquement « travailleurs pauvres » dans les rapports économiques ou les médias. Mais elle fait surtout partie des ces femmes que l’on croise tous les jours même sans les voir. Elles nettoient les bureaux, refont les lits, aseptisent les toilettes. Et ont une histoire.

Mama N’Diaye a 40 ans, elle habite Montreuil et est arrivée en France en décembre 1995. Elle a commencé à travailler en 1996. Elle faisait des tresses. Puis est devenue gouvernante à Saint-Mandé, chez des particuliers. Elle le dit avec fierté. Elle a aussi fait de la garde d’enfants, de personnes âgées. Elle a été animatrice dans des écoles. Elle rappelle qu’elle, son métier, c’est aide-soignante mais « il n’y avait pas beaucoup de places au concours ». Elle est devenue femme de chambre car c’est plutôt facile de trouver une place. « C’est un métier où l’on ne chôme pas ». Avant l’Ibis Batignolles, où elle est arrivée grâce à une amie, elle avait travaillé dans deux autres hôtels.

Je ne suis pas une machine

Cela fait maintenant dix ans qu’elle officie là, dans ce gigantesque hôtel qui est un des plus grands de la chaîne. Et l’année qui vient de s’écouler n’a pas été simple. Mama N’Diaye a eu une tendinite qui l’a obligée à rester chez elle durant plusieurs semaines avant de reprendre à mi-temps. Un mi-temps thérapeutique, sa tendinite ayant été reconnue comme maladie professionnelle. « Les draps que l’on change, les vitres que l’on nettoie, les poussières, tout ça jusqu’à ce que nos muscles, ça n’aille plus ». Au lieu des 21, Mama N’Diaye ne fait donc plus que 9 à 10 chambres en trois heures. Mais elle se bat pour les autres et leur cadence à réduire. Aujourd’hui, elle est à 3 chambres et demi à l’heure, les femmes de chambres réclament un passage à 2 chambres et demi à l’heure. Faire une chambre en 17 à 20 minutes, c’est impossible selon elle. « Enlever les serviettes et les draps sales, mettre les produits, aérer, passer l’aspirateur, la serpillière. Tout ça, ça prend du temps, rappelle-t-elle. Je ne suis pas une machine. » « Le problème aussi, c’est qu’il y a des filles ici, qui font jusque 50 chambres par jour et on ne leur paie jamais les chambres supplémentaires ou on leur propose de poser des jours. Ils profitent trop de nous. »

Elle raconte également comment le travail l’a épuisée à l’époque où avant de venir travailler à l’hôtel, aux alentours de 9h, elle se levait à 4h, prenait le premier métro pour se rendre à la Défense et faire le ménage dans les bureaux entre 7h et 8h. « J’ai arrêté car j’ai eu des problèmes de tension, je ne dormais pas assez ». Ce rythme-là, certaines autres femmes de chambre le tiennent encore pour des raisons financières. En moyenne, une femme de chambre perçoit une rémunération comprise entre 800 et 1100 euros.

Mama N’Diaye fait partie des femmes de chambre que le sous-traitant STN veut muter dans un autre hôtel, à Marne-la-Vallée. « Ils me disent que je leur fais perdre de l’argent car je ne fais plus que 9 chambres mais c’est le médecin du travail qui m’a dit ça ». C’est la troisième des revendications des femmes de chambre : « arrêt des mutations des salariées partiellement inaptes et des mutations non justifiées de manière générale ».

6 semaines de grève et une détermination intacte

La femme de chambre remarque que la situation s’est détériorée depuis l’arrivée du sous-traitant STN il y a trois ans et analyse la situation de manière simple et lucide : « eux, ils ne connaissent pas notre souffrance, et ils se disent qu’on est des Africains et qu’on ne connaît rien à part l’argent, mais ici on est dans un pays de droits et de loi ».

Ce jour-là, leurs délégués étaient en réunion de négociation. Lorsque des membres de la STN apparaissent, les femmes de chambre les accueillent à coups de « STN voleurs » ou « STN dégage ». Aucun accord n’a pour l’instant été trouvé. « Et toi, qui va payer ton loyer ? » s’interrogent les femmes entre elles et en riant.

Leur inquiétude n’a aucune prise sur leur détermination. « On va jusqu’au bout, même si on doit rester là jusqu’en 2022, on va jusqu’au bout, on est déterminés quoi ». Le rire dans lequel Mama N’Diaye a dit cette phrase ne laisse aucune place au doute. « Si je travaille, si je me bats, c’est pour mes enfants de 12 et 19 ans et ils me soutiennent ».

Les finances et la santé de Mama N’Diaye sont un peu trop fragiles pour se permettre des vacances. Ça fait 6 ans qu’elle n’est pas allée au Sénégal. Elle et son mari travaillent pourtant et lui aussi la soutient, « il fait à manger quand je rentre et que je suis trop fatiguée. Ce travail, ça rend KO ».

Les femmes de chambre de l’Ibis Batignolles entrent dans leur sixième semaine de grève, sans que rien ne semble les déstabiliser, pas même la devanture grise du Pôle Emploi situé juste en face de l’entrée de l’hôtel. « Il y a des gens qui sont en haut, qui ne nous aiment pas et qui disent qu’on ne va pas gagner mais rien ne peut nous arrêter ». 

Sur le sol, devant l’hôtel, des milliers de petits confettis rectangulaires « faits maison ». Les grévistes ont patiemment découpé des dizaines de magazines aux ciseaux. Une autre idée, s’il en fallait une, de leur détermination.

Latifa OULKHOUIR

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