Jusqu’au 30 juin 2019, le Pavillon des Canaux dans le 19ème arrondissement de Paris accueille l’exposition « Souriez, vous êtes harcelées ». Derrière ce nom provocant et ironique se cache une exposition au thème on ne peut plus sérieux : la banalisation du harcèlement de rue. Organisée par l’association Humans for Women et soutenue par l’e-shop Daughters of Witches et les associations HandsAway et Stop Harcèlement de Rue, cette exposition présente sous forme de portraits des femmes victimes de harcèlement de rue, ainsi que leurs témoignages.

Pour cette exposition, 22 femmes ont été prises en photo puis écoutées pendant une heure. Encadrés par des cadres noirs, très simples, les visages sont photographiés sur fond urbain, parfois le jour, parfois la nuit. Souvent graves, ils annoncent la couleur. Sur chacun des portraits, une formule revient, « Mon nom n’est pas », suivie d’un mot que chaque femme a choisi en fonction de son expérience personnelle en tant que victime. « Mon nom n’est pas T’es bonne », « Mon nom n’est pas Princesse », « Mon nom n’est pas Tigresse »… Ces formules vous rappellent quelque chose ? Si vous avez regardé la série Nola Darling n’en fait qu’à sa tête de Spike Lee, c’est normal. En effet, pour cette exposition, le photographe Matthieu Lecharny s’est inspiré de la campagne de Nola Darling, artiste afro-américaine et personnage principal de la série. Après avoir été agressée dans la rue, cette dernière a usé de ses talents artistiques pour dénoncer le harcèlement de rue à sa manière, c’est-à-dire sous la forme d’une campagne nommée « My name isn’t », « Mon nom n’est pas ».

Comme le dit Matthieu lui-même, « My name isn’t » est une phrase forte. Le nom fait automatiquement appel à l’identité d’une personne. Le harcèlement de rue, se traduisant souvent par des bruitages, des onomatopées, des termes infantilisants, des interpellations accompagnées d’adjectifs, de noms d’objets et/ou d’animaux ou encore des gestes déplacés, dénue la femme de son identité en la déshumanisant. Le fait même de harceler déshumanise la personne qui en est victime. Si les harceleurs agressaient leurs victimes en les appelant par leur prénom, le problème resterait évidemment le même.

Une formule symbolique mais puissante

Dans la bouche de l’agresseur, le prénom de la victime serait utilisé pour l’atteindre : il n’aurait pas la même consonance que s’il était prononcé par quelqu’un de bienveillant. C’est le même principe pour les termes comme « chérie » ou « beauté » : venant de quelqu’un qu’on aime, c’est agréable, mais venant d’un agresseur, c’est insultant. L’intention est le facteur décisif. « Mon nom n’est pas » est donc une formule symbolique, mais puissante.

Dans le cadre de cette exposition, ces phrases prennent d’autant plus d’ampleur qu’elles sont affichées dans le Pavillon des Canaux. Comme l’affirme Louis, un jeune homme dont la petite amie a participé à l’organisation de l’exposition, le contraste entre le lieu et la teneur de l’exposition est saisissant. Pour ceux et celles qui n’y ont jamais mis pied, le Pavillon des canaux est un lieu quelque peu étonnant. A première vue, c’est un café-restaurant dans lequel on s’assied tranquillement après avoir commandé son latte.

Seulement, lorsqu’on monte à l’étage, on découvre un univers atypique : le café prend la forme d’un appartement dans lequel les clients peuvent manger dans la baignoire ou sur le lit. Lieu bobo dans un quartier bobo, il ne fait pas tout de suite penser à un réceptacle du harcèlement de rue. Pourtant, exposer dans un tel lieu fait office de rappel : le harcèlement de rue s’adapte à tout lieu public. Que vous soyez dans la rue, dans le métro, devant votre lycée ou votre fac ou au travail, sur la terrasse d’un café, vous pouvez en être victime.

Une sororité primordiale

Présente au vernissage de l’exposition, Marie Laguerre, dont le portrait est exposé avec la phrase « Mon nom n’est pas Mademoiselle », est bien placée pour parler de l’omniprésence du phénomène. Si son nom ne vous dit rien, son histoire vous rafraîchira peut-être la mémoire : alors qu’elle passait devant la terrasse d’un café, la jeune femme a été giflée par un homme après avoir refusé ses « avances ». Filmée par une caméra de vidéosurveillance, la scène a fait le tour des réseaux sociaux et bénéficié d’un écho médiatique puissant. Selon elle, l’initiative de Humans for Women est louable : en plus de sensibiliser les visiteurs au harcèlement de rue – même si en arriver là démontre que « lorsque les femmes parlent, ce n’est apparemment pas suffisant », déplore-t-elle – elle rassemble les femmes.

Grâce à ces photographies mises côte à côte, arborant la même phrase, les victimes du harcèlement de rue comprennent qu’elles ne sont pas seules. Le leur faire comprendre et/ou le leur rappeler est très important car « une des techniques du patriarcat, c’est de nous séparer », explique Marie. Après avoir été victime de cyberharcèlement (menaces de viol, de mort…), cette sororité est primordiale pour la jeune femme qui a d’ailleurs créé un site internet, Nous Toutes Harcèlement, pour recueillir les témoignages des proies des harceleurs.

Cela étant, lorsque le thème du féminisme intersectionnel se glisse dans la conversation, l’activiste confirme qu’il y a un manque dans cette exposition, et qu’il saute aux yeux très rapidement : où est la diversité ? Il n’y a en effet que 3 femmes racisées (deux femmes métisses et une femme d’origine asiatique), une femme transgenre et une senior représentées. Quant au public présent au vernissage, c’est le même schéma : très peu de diversité, environ 9 personnes présentes sur 10 étaient blanches. Pour une exposition inspirée des actions d’un personnage noir, c’est plutôt dérangeant.

Emma et Alexis, deux bénévoles de Humans for Women, reconnaissent une certaine déception face à ce problème : l’appel aux témoignages étant toujours ouvert, elles espèrent parler à des femmes qui ne font pas partie de ce que l’imaginaire commun appelle la norme. L’exposition étant itinérante, elles espèrent également pouvoir quitter Paris – après avoir fait la Maison des Initiatives Etudiantes et peut-être l’Hôtel de Ville – pour la banlieue : le harcèlement de rue ne s’y exprime pas forcément de la même façon que dans la capitale, et elles le savent.

Le harcèlement, une plaie pour toutes les femmes

Cette différence, Youssra et Anissa en sont aussi conscientes. Ayant découvert l’exposition par hasard – contrairement à la majorité des visiteurs qui connaissent quelqu’un ayant participé à son organisation –, elles apprécient l’initiative car « c’est important de donner la parole aux femmes ». Mais elles reconnaissent ne pas s’y retrouver entièrement. Leur quotidien de femmes racisées du 20e arrondissement n’est pas celui des femmes blanches des quartiers huppés, assurent-elles.

Non seulement elles subissent un harcèlement mêlant misogynie et racisme mais Youssra, étant voilée, subit en plus l’islamophobie sous forme de fétichisme. Elle sait que parmi ceux qui la collent dans les lieux publics, par exemple, beaucoup – voire tous – sont attirés par son voile. En ce qui concerne les banlieues, elles pensent qu’on ne cherche pas à y éduquer les hommes et les femmes sur le harcèlement de rue, donc il se perpétue et, par conséquent, les clichés sur les banlieues aussi : c’est un cercle vicieux.

On ne peut pas nier les bonnes intentions qui ont animé les acteur.rices de cette exposition. Comme le dit Gabrielle, une des femmes photographiées pour l’exposition, le fait de s’exposer physiquement va certainement aider à lever le tabou autour du harcèlement de rue et à « délier les langues ». Néanmoins, le harcèlement de rue touche toutes les femmes, pas seulement les femmes appartenant à la norme française (jeunes, blanches, cisgenres, valides, catholiques, athées…), mais toutes, sans exception – il faut donc toutes les représenter. Puisqu’ils.elles font preuve de bonne foi, laissons aux organisateur.rices une chance de se rattraper. On pense qu’ils nous ont entendus.

Sylsphée BERTILI

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