Dans l’après-midi du samedi 30 novembre, tout près de la mairie de Saint-Ouen, environ 500 personnes se sont rassemblées sur la petite place d’un ensemble d’immeubles. Parmi la foule compacte pour supporter le froid, des jeunes portent un tee-shirt blanc sur lequel on peut lire « Hommage à Djadje ».

Djadje était un jeune homme de 19 ans qui habitait un pan de ce bloc d’immeubles le long de l’avenue du général Leclerc. Il a été poignardé dans la nuit du 17 novembre dans une rue adjacente à son domicile. Il a fini par succomber à ses blessures, cinq jours plus tard.

Traoré était son nom de famille, et bien que ce patronyme soit assez répandu dans la communauté malienne, il s’agit d’un parent d’Adama, mort étouffé sous les corps de trois gendarmes il y a maintenant 3 ans. La famille Traoré a donc été de nouveau frappée par une tragédie et c’est sans surprise que nous retrouvons Assa en première ligne de cette mobilisation. Elle était présente à la marche à Sevran deux semaines auparavant pour soutenir la famille du jeune Oliver Tony, tué par un groupe de jeunes pour des raisons restées encore à ce jour non révélées.

Elle évoquait l’asphyxie des quartiers populaires, entre les crimes policiers et les rixes inter-quartiers. Voici dorénavant que dans sa seule famille, on peut compter une victime de chacun de ces fléaux. Assa a donc de nouveau marché, cette fois à Saint-Ouen, à la tête d’une foule déboussolée par ce nouveau mal qui emporte un jeune homme par semaine en ce moment.

Assa Traoré, deuxième en partant de la droite

On ne peut pas se battre contre l’Etat, la police et nous-mêmes

La marche a marqué un arrêt à l’endroit précisément où Djadje a été frappé à mort. Au niveau du 57 rue Dhalenne, Assa a pris la parole pour rappeler qu’aucun jeune ne doit mourir de la sorte. « C’est interdit ! », assène-t- elle sur un ton péremptoire. La tante du jeune homme prend également la parole pour adresser aux marcheurs la volonté de la famille de laisser faire la justice pour retrouver les coupables.

« La semaine prochaine, Djadje sera enterré à Bamako, et ce sera fini, on le reverra plus. Sa mort doit être un message pour vous tous, chaque personne doit prendre ses responsabilités. On ne peut pas se battre contre l’Etat, la police et nous-mêmes. C’est pas possible ! »

Assa rappelle les derniers mots de Djadje – « On m’a planté » – et interpelle les jeunes garçons, présents en masse dans ce rassemblement, sur l’angoisse de leurs parents « Vos mères, chaque fois que vous sortez elles se demandent : ‘Est-ce que mon fils va rentrer mort ou vivant ?’ Est-ce que c’est normal ? »

Après une minute de silence, la marche poursuit son cours en faisant le tour d’un pâté de maisons. Parmi les conversations chuchotées, certains commentent la transformation du quartier, alors que l’on passe sous un immeuble en travaux une voix souffle : « Ils ont tué le vieux Saint-Ouen, tout ça là c’est pour faire des bureaux ».

Un appel au calme réitéré

Le rassemblement marque un deuxième arrêt devant la mairie de Saint-Ouen où des jeunes proches de la victime tiennent une banderole noire où est inscrit en lettres blanches « La vie continue tant qu’on sourit » ; une phrase tirée de l’album du rappeur SCH, dont la date de sortie correspond avec la mort de Djadje.

Un cousin du défunt prend la parole pour remercier toutes les personnes qui sont venus soutenir la famille, et appelle à renouveler ce soutien dans les jours à venir. Il désavoue également d’éventuelles représailles qu’il souhaite ne pas voir commises. « On ne veut pas d’un autre drame, plaide-t-il. On en a marre d’enterrer nos enfants. Si vous avez des informations, il faut en parler, on a confiance en la justice. »

Puis la foule reprend lourdement le chemin de son point de départ. Au moment de traverser la place de la Cité-Blanche, la mère de Djadje apparait à un balcon. Visiblement très diminuée et le visage anéantie par la douleur, elle est soutenue par des proches. Elle résiste à peine quelques secondes avant de s’effondrer, et la foule lâche un « Oh » de stupeur.

Quelques jeunes se précipitent dans l’escalier en colimaçon pour assister la famille restée près de la maman. Et le reste des personnes se dirigent vers une cour intérieure où une fresque a été érigée en l’honneur du jeune homme. On le voit de dos, un maillot de foot à son nom, le visage tourné de profil. Une inscription au dessus de sa tête : A jamais dans nos cœurs.

Plusieurs amis de Djadje prennent la parole pour lui rendre hommage, mais ils sont gauches, ont du mal à trouver leurs mots. Ils n’ont pas l’habitude de ce type d’exercice : parler de leurs émotions, encore moins en public.

Réapprendre à se parler et surtout à s’aimer

Puis c’est au tour de Samir Baaloudj, ancien militant du MIB et membre du comité Adama, de prendre le micro : « Je suis un peu perdu… Quand on doit s’organiser contre les violences policières, on sait faire mais comment on fait pour aider cette génération qui s’entretue ? »

Il déplore notamment l’extrême violence de la circulation de vidéos de lynchage, publiées sur les réseaux sociaux et alimentant le climat de haine entre quartiers populaires. Il appelle à l’autonomisation de ceux-ci pour lutter contre ces violences grandissantes : « Il ne faut plus rien attendre de l’Etat, on doit organiser ensemble, et pour ça on a besoin de réapprendre à se parler et surtout de réapprendre à s’aimer, c’est la base. »

Assa Traoré prend de nouveau la parole pour réfuter le postulat qui vise à responsabiliser les parents dans les cas de violences entre jeunes de quartiers. « C’est facile de pointer le doigt sur nos parents, comme quoi ils ne s’occupent pas de leurs enfants, les laissent traîner dehors. Mais qui parle de ces parents avant que leur fils meurt ? Personne. Qui s’inquiète de la situation de ces parents avant les drames ? »

Mamadou Camara – le frère de Gueye, abattu en janvier 2018 par des policiers – a tenu également à être présent. Pendant son allocution, dans laquelle il rappelle la criminalisation systématique des populations de quartiers populaires, deux personnes font un malaise dans la foule.

L’arrivée des pompiers sonne la fin du rassemblement, des gobelets de thé sont distribués pour réchauffer les mains gelées avant que les gens ne se dispersent. Le liquide chaud et sucré fait du bien. Assa interpelle la foule : « Ne partez pas tout de suite, on va descendre du thieb dans un instant ». La nuit tombe doucement dans la petite cour où on entend encore quelques sanglots épars.

Sarah BELHADI

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