Dans les rues et les couloirs du métro, une affiche représente un jeune métis, coupe afro, qui brandit un drapeau, le buste à l’extérieur de la voiture qu’il conduit. La scène rappelle les célébrations auxquelles on peut assister les soirs de victoire sportive dans certains quartiers populaires.
Sur les réseaux sociaux, le mot-dièse #BetclicKhalass (#BetclicPaie en arabe dialectal) accompagne une publication qui invite les internautes à tweeter pour gagner des « freebets » (des paris gratuits). Tandis que Winamax fait campagne autour du « roi du quartier », Parions Sport a conclu un partenariat avec le rappeur Hatik… Bref, les sites de paris sportifs tiennent leur cible et ne la lâchent pas : les jeunes de quartiers.
Il suffit de parcourir le dernier rapport de l’Autorité nationale des jeux (ANJ) pour comprendre à quel point les paris sportifs sont en plein essor. Au troisième trimestre de 2020, l’autorité a mesuré le volume de mises le plus élevé sur un trimestre depuis dix ans ; les paris sportifs ont augmenté de 49 % par rapport à la même période en 2019. Ils représentent désormais l’activité dominante du marché des jeux en ligne, soit 56 % du chiffre d’affaires global. Et sans surprise, 70 % des joueurs ont moins de 34 ans et le foot représente 64 % des mises.
J’ai touché mon RSA le 6, je me suis senti pousser des ailes et j’ai misé 50 euros en suivant des pronostiqueurs, et j’ai encore perdu.
Des joueurs précaires qui misent de plus en plus
Hamza, 30 ans, habitant de Saint-Denis, est l’un d’entre eux. Il a commencé à parier en 2018 et mise sur le football, parfois le basket. « Je pensais que ça allait m’apporter plus d’argent mais en fait, je perds tout. J’ai plus perdu que gagné. » Il a l’impression de ne pas avoir de chance : « Quand je joue, je gagne pas, je sais pas ce qui m’arrive. Je vois des gens, ils gagnent, ils se mettent bien », confie-t-il avec de l’amertume dans la voix. Le joueur est bien conscient d’être dépendant : « Je sais que c’est comme l’alcool, la cigarette, je me dis qu’un jour je vais arrêter. Parfois, j’y arrive pendant deux-trois semaines, et après je recommence. Là, par exemple, j’ai touché mon RSA le 6, je me suis senti pousser des ailes et j’ai misé 50 euros en suivant des pronostiqueurs, et j’ai encore perdu. »
Les rares fois où il a gagné, Hamza a souvent rejoué une bonne partie de la somme. Il dit avoir gagné environ 400 euros en misant 50 euros un jour (son plus gros gain). Avec, il s’est payé un restaurant puis a misé le reste. « En une semaine, tout est parti. » En faisant rapidement les comptes de tête, il estime avoir perdu 3 000 euros sur les deux dernières années, empruntant parfois de l’argent pour jouer. Pourtant, au début, Hamza pensait avoir trouvé « le bon filon » : « J’avais deux euros et j’en ai gagné 40… »
Ça cible vraiment les jeunes de quartiers, ça reprend tous leurs codes, c’est impressionnant.
Armelle Achour, directrice de l’association SOS Joueurs et psychologue, qualifie de « catastrophe » ce qui est en train de se passer. « Ça cible vraiment les jeunes de quartiers, ça reprend tous leurs codes, c’est impressionnant. » L’association aide les personnes dépendantes aux jeux de hasard et leurs familles à sortir de la spirale, en leur offrant une aide sur le plan tant psychologique que juridique.
« On constate un rajeunissement des classes d’âge », souligne-t-elle à propos des paris sportifs, qui donnent une « illusion de l’expertise ». Souvent passionnés de sport, les joueurs ont l’impression de pouvoir prédire telle ou telle victoire. « Ils ont une connaissance, mais elle ne peut pas nier le hasard », glisse Armelle Achour. Il n’y a que pour les bookmakers (comme Betclic ou Winamax, pour ne citer qu’eux) qu’il n’y a pas de hasard. Eux seuls s’assurent un profit, en fixant les cotes.
Bakary a 29 ans, il est mécanicien et joueur. Auparavant occasionnel, c’est devenu plus régulier depuis plus d’un an. Il parie presque quotidiennement, pour environ 100 euros par jour. Bakary dit avoir totalement conscience de ce qu’il fait et savoir trouver les bonnes combinaisons, même si, dit-il, « c’est compliqué ». Fan du Real Madrid, il mise souvent sur son équipe de cœur, mais se rend compte que lorsqu’il parie, il ne pense plus vraiment au match mais à la somme misée.
Les gens les paient tous les mois pour avoir des pronostics et espérer gagner mais, en vrai, quand tu gagnes, t’as juste eu de la chance.
« Quand tu gagnes, tu te sens super fort. Je gagnais et je mettais ça sur Snap [le réseau Snapchat –ndlr], et il y a beaucoup de très jeunes qui me disaient : “Je te donne 100 euros et tu mises pour moi.” Les gens les paient tous les mois pour avoir des pronostics et espérer gagner mais, en vrai, quand tu gagnes, t’as juste eu de la chance qu’une équipe ait raté son penalty. »
Pour lui, les paris sportifs sont « un vice ». « Je suis très, très conscient du danger que ça peut représenter, et même moi qui suis fort psychologiquement, quand je gagne, je suis souvent pressé de rejouer le lendemain. » Le joueur raconte aussi comment les jeux de hasard et les paris ont toujours été dans son environnement : « Quand j’étais plus jeune, les plus grands du quartier nous envoyaient faire les tickets et ils ne nous disaient pas quand ils perdaient, donc nous, on croyait qu’ils gagnaient tout le temps. »
Aujourd’hui, les PMU sont en perte de vitesse et les paris sportifs ont pris la place.
Le cercle social comme le cercle familial ont un impact sur l’addiction que cela peut engendrer. Armelle Achour rappelle la place que peuvent avoir les jeux de hasard au sein d’une famille : « On avait le PMU qui drainait une population populaire, le parent amenait le fils au PMU. Aujourd’hui, les PMU sont en perte de vitesse et les paris sportifs ont pris la place. Et la socialisation que l’on pouvait trouver lorsqu’on se rendait au PMU se perd et prend une autre forme. Avec les paris sportifs, le jeu entre davantage dans la cellule familiale. L’enfant va voir le parent devant un match et tout va tourner autour du pari, pas du sport. L’enfant est éduqué au jeu au sein même du foyer. »
Au téléphone, la directrice égrène les différentes situations que son association a dû prendre en charge : « 1300 euros de revenus et 42 000 euros de dettes ; vend du cannabis pour s’en sortir ; un jeune homme endetté et qui va avoir un enfant dans cinq mois ; un autre qui a dilapidé les 130 000 euros de l’héritage de son père en paris sportifs… »
Des risques d’addiction énormes
Bien que la législation française soit parmi les plus dures concernant la protection des joueurs, les chiffres de Santé publique France sont éloquents. Dans son barème de l’année 2019 des jeux d’argent et de hasard, l’organisme a calculé la part des joueurs « à risque modéré » et celle des joueurs aux pratiques « excessives ». « Les paris sportifs représentent le risque le plus important au plan individuel : la part des joueurs à risque modéré est trois fois plus importante que pour les jeux de loterie et la part de joueurs excessifs six fois plus élevée. » D’après ce baromètre, les joueurs excessifs ou à risque modéré sont plutôt des hommes jeunes appartenant à des milieux sociaux modestes.
Au-delà des clubs de foot, les personnalités de la musique ou du sport ont grandement participé à cette déferlante des paris sportifs en ligne. Leur pratique ayant été rendue légale en France en 2010, les bookmakers sont apparus quasiment immédiatement sur les maillots des clubs, comme l’Olympique lyonnais ou l’Olympique de Marseille. Supporter de l’OM, Paul-Olivier était abonné au Vélodrome à l’époque et se souvient qu’on lui distribuait des flyers Betclic à l’entrée des matchs, et que le bookmaker offrait 10 euros de mise à chaque but de l’OM. Plusieurs milliers d’euros perdus et quelques années plus tard, il s’est fait accompagner pour son addiction, puis a demandé à se faire exclure de tous les sites.
Mais Paul-Olivier s’inquiète pour ses neveux de 15 et 16 ans et fustige le « délire d’ego » que les campagnes de pub mettent en avant, notamment celle de Winamax avec son triptyque « grosse cote, gros gain, gros respect ». Le spot montre un jeune homme gagner un pari et se faire porter aux nues devant tout un quartier qui l’admire et s’incline. « Qu’est-ce que ça dit et quelle image ça donne des jeunes de quartiers ?, s’interroge Armelle Achour. Qu’ils sont juste bons à être inoccupés et à regarder quelqu’un gagner ? »
L’autre question fondamentale, c’est un ancien buraliste ayant vu le phénomène prendre de l’ampleur qui la pose : « OK, dans les quartiers, les jeunes jouent de plus en plus aux paris sportifs, mais c’est parce que le problème pour eux, ça a toujours été de trouver comment sortir de la misère légalement. »
Latifa Oulkhouir