Article initialement publié le 28 décembre 2020

Il est 16h dans la cité Michelet, l’heure de la sortie des écoles. Les parents se pressent dans la rue Colette Magny, dont l’étroitesse est renforcée par les rangées ordonnées de réverbères et d’arbres qui segmentent l’espace. Léto et Liam, la vingtaine, profitent des derniers rayons de soleil que le mois de septembre a à leur offrir. Munis d’une chaise pliante, attachée par des antivols au grillage d’enceinte d’un bâtiment, ils tentent d’alpaguer ceux, parmi les passants, qu’ils connaissent. Des passants, il n’y a plus que cela dans cette rue piétonne sortie de terre tout récemment, à l’occasion de la rénovation de la cité, achevée en 2016.

La rue Colette Magny, dans la cité Michelet, à Paris. © Souha Boudaden. 

Cette opération n’a pas eu pour seul effet d’insérer la cité dans la voie publique, facilitant les interventions policières, elle s’est aussi accompagnée d’une transformation du mobilier urbain. Les bancs ont laissé place à des grillages, moins pratiques lorsque l’on veut s’asseoir, et les arcs décoratifs ont disparu au profit de caméras de vidéosurveillance, installées à chaque coin de rue.

Ici comme ailleurs, la transformation du mobilier urbain signe le triomphe des préoccupations sécuritaires dans la politique de la ville, souvent au dépend des objectifs de confort et d’amélioration du cadre de vie des habitants.

Avec tout l’argent qu’ils ont investi pour la rénovation, pourquoi est-ce qu’ils n’ont pas mis des bancs ?

Tout ce qui pouvait servir de prétexte à un regroupement spontané a été éliminé en même temps qu’ont été installés des grillages et des digicodes, refermant chaque bâtiment sur lui-même.

Liam, un peu amer, interroge : « Avec tout l’argent qu’ils ont investi pour la rénovation, pourquoi est-ce qu’ils n’ont pas mis des bancs ? ». Il poursuit : « L’Etat nous prend pour des pions. Ils ont fait quoi dans le quartier à part agrandir la route et mettre des pavés ? Ah si, les caméras ! Pour faire quoi ? Ça sert à rien de mettre des caméras dans les cités. C’est comme si tu violais l’intimité des gens. Imagine quelqu’un ouvre sa fenêtre, la caméra elle filme à l’intérieur, elle sait ce qui se passe chez les gens ! ».

Préalablement à toute opération de rénovation urbaine, les experts mandatés par l’Anru – l’agence nationale chargée de mettre en œuvre la politique de rénovation urbaine – dressent un inventaire des dysfonctionnements. Parmi les nombreux éléments listés (concentration de personnes à faible revenu, faiblesse du secteur associatif, échec scolaire) un seul semble retenir l’attention des experts : la configuration spatiale des grands ensembles.

D’après les auteurs de ces rapports, les nombreux accès et les espaces ouverts et traversables structurant l’espace dans les cités HLM, seraient à l’origine de la majorité des problèmes recensés. Et ce sont tous les projets de requalification urbaine qui vont être pensés contre cette organisation de l’espace qui « limite l’efficacité des dispositifs de contrôle et de répression », pour reprendre les termes employés.

Les clôtures de la cité Michelet à Paris. © Souha Boudaden. 

Hugues Bazin, chercheur en sciences sociales au laboratoire d’innovation sociale par la Recherche-Action, associé à la Maison des Sciences de l’Homme Paris-Nord, décrypte pour nous ce processus : « Il est vrai que le contrôle de l’espace public a toujours été un enjeu politique et notamment de contrôle des classes populaires. Le phénomène s’est accentué ces dernières années, par le fait que la sécurité a supplanté la liberté dans l’idéologie dominante. Il ne s’agit plus de faire société ensemble mais de sécuriser la vie sociale. C’est au nom de cette logique qu’on ferme les espaces et qu’on met des barrières partout où il est possible de le faire. »

Il n’en a pas toujours été ainsi. Avant que la sécurité ne s’impose comme l’élément central de toute politique de la ville, il s’agissait davantage d’intégrer les grands ensembles au tissu urbain, de les connecter aux centres villes afin de les désenclaver. Le discours a depuis évolué, l’architecture moderne qui instaurait fluidité et ouverture dans les quartiers est désormais dénoncée.

En réalité, l’objectif visé est d’empêcher les regroupements.

Lucien Gurbert, ancien architecte, devenu depuis illustrateur, décrit le nouveau paradigme de la rénovation des quartiers : « Bien qu’on retrouve les termes de sécurité et de sécurisation dans les cahiers des charges, la primauté de la sécurité n’est pas clairement formulée. Dans le langage technicien, on parle plutôt de rendre toute occupation de l’espace visible. En réalité, l’objectif visé est d’empêcher les regroupements. On va ainsi supprimer les petits kiosques, les petits supermarchés, les bancs, etc, pour que les gens ne puissent plus se réunir. On doit pouvoir voir et savoir ce qui se passe à tout moment de la journée et de la nuit. Dans les commissions de réaménagement, la police insiste tout particulièrement sur le besoin de visibilité pour faciliter ses interventions. »

Ce besoin de visibilité et de contrôle sur l’espace public sert de prétexte à la construction de grillages et à la création d’entrée et sortie uniques. Jusqu’alors, les quartiers étaient pensés pour être ouverts et aérés et la circulation entre les bâtiments était permise par l’absence de grilles. En somme, rien de nature à donner l’avantage aux forces de l’ordre, en particulier lorsqu’elles se lancent dans des courses poursuites. Désormais, plus d’échappatoire : les jeunes habitants sont de fait pris au piège dans cette forteresse formée par des grilles cadenassées.

Bâtiment de la cité Michelet, à Paris. © Souha Boudaden.

En centre-ville, le mobilier urbain disparaît ou est rendu inconfortable et inhospitalier de façon à combattre la présence des SDF. Dans les grands-ensembles, la transformation du mobilier urbain obéit à une logique de découpage de l’espace qui, selon l’architecte Jad Tabet, « vise à isoler chaque bâtiment derrière une enceinte protégée ».

Lucien Gurbert raconte le découpage opéré dans la cité Malakoff à Nantes, débuté en 2003 et achevé en 2015 : « Le projet de rénovation a entrepris la destruction d’un dixième des tours de la cité. Elles ont été remplacées par d’autres formes de logement censées attirer des familles de classes moyennes et ainsi diversifier la population. À cette première transformation, il faut ajouter les modifications apportées dans l’espace public. Tout l’ancien mobilier a été retiré et remplacé par des éclairages publics et de nouvelles grilles ont été installées pour délimiter les espaces publics, semi-publics et privés ».

Il conclut en jugeant sévèrement l’opération de rénovation : « Cette politique est discutable dans ses effets. Certes, ces aménagements ont contribué à restaurer l’image du quartier pour en faire un quartier plus propre, mais les nombreux problèmes sociaux de la cité n’ont pas été réglés. La plupart des habitants s’accordent à dire que la violence s’est déplacée de la rue à l’intérieur des bâtiments ».

Gurbert tient le pouvoir politique responsable de cet échec : « Dans les opérations Anru de réaménagement des quartiers dits sensibles, on trouve tout un volet sur l’objectif de diversification des activités. On cherche à ramener des commerces et d’autres services dans ces quartiers. Dans la cité Malakoff, un Intermarché avait été installé au moment où le quartier a été rénové. Pour des raisons de rentabilité, il a fermé au bout de deux ans car les habitants de ce quartier ont un faible pouvoir d’achat et consomment peu. Est-ce à dire qu’ils doivent être privés de commerces de proximité ? Il y a là aussi une forme d’incohérence de l’action publique qui prétend vouloir amener de la diversité sociale et désenclaver ces quartiers mais qui, dans le même temps, n’agit pas quand le projet de résidentialisation est mis à mal par la disparition des commerces notamment. »

Certes, on se sent plus en sécurité, l’image des quartiers est redorée, mais parallèlement les gens n’échangent plus. 

La transformation des grands ensembles est aussi synonyme de sectorisation : on attribue à chaque espace une fonction distincte. Les immeubles conservent leur vocation d’espaces à habiter. En revanche, l’espace public devient un espace à circuler, vidé de son mobilier qui faisait de lui un espace à occuper.

L’espace public n’est plus conçu comme un lieu de vie et de rassemblement mais comme un lieu de passage. On peut seulement l’emprunter pour faire ses courses, pour prendre le bus, pour récupérer les enfants à l’école, mais on ne peut surtout plus s’y attarder.

Gurbert pointe de nouveau du doigt les effets des opérations de rénovation urbaine : « L’enjeu de sécurité est toujours présenté de manière positive pour les habitants alors que dans les faits, il tend davantage à fluidifier un quartier plutôt qu’à créer des lieux de réunion pour les habitants. Certes, on se sent plus en sécurité, l’image des quartiers est redorée, mais parallèlement les gens n’échangent plus parce qu’on a érigé des grillages et des murs entre eux. Même les jeux pour enfants sont grillagés. »

Le banc monoplace, arme au service du contrôle de l’espace public. © Souha Boudaden

 

Et tout ça pour plus de sécurité ? La question se pose légitimement. Les habitants et les habitantes qui rentrent tard du travail doivent désormais se risquer la nuit tombée à faire le tour de la résidence depuis qu’il n’est plus possible de circuler entre les bâtiments.

Et la femme âgée voit son trajet jusqu’à la boulangerie la plus proche se rallonger de plusieurs minutes. En supprimant le mobilier urbain ou en le transformant pour le rendre inhospitalier, les pouvoirs publics signifient aux citoyens des cités HLM que leur présence dans l’espace public n’est pas souhaitée, en même temps qu’on les empêche d’investir et de s’approprier ces lieux.

Dans les écoles d’architecture, il y a aucune formation ou préparation aux contraintes sécuritaires.

Si l’espace public dans les cités HLM devient inhospitalier et non-appropriable, c’est aussi par l’action d’experts et d’artistes dont le savoir-faire et les compétences sont instrumentalisés. M. Bazin ne les épargne pas : « Il y a deux manières d’empêcher l’occupation de l’espace : soit on enlève le mobilier et on crée du vide. Soit au contraire, on remplit le vide avec des objets, des formes qui vont favoriser l’occupation de l’espace par un autre type de population. On en trouve une illustration dans les actions où des artistes sont manipulés, voir embrigadés, et à qui on va demander d’occuper des espaces par des implantations artistiques. De la même façon, l’urbanisme et l’architecture sont convoqués et détournés afin d’empêcher l’occupation de cet espace. »

Afin de remettre au centre des priorités la qualité de vie des habitants, sans ignorer l’enjeu sécuritaire, M. Gurbert plaide pour une meilleure formation des architectes et urbanistes : « Dans les écoles d’architecture, il y a aucune formation ou préparation aux contraintes sécuritaires. Dans les cursus d’urbanisme, la question est rapidement évoquée. »

« On apprend à faire avec les contraintes budgétaires et les contraintes de terrain, mais la contrainte sécuritaire ne rentre pas dans l’apprentissage, poursuit-il. L’enseignement de l’architecture est tourné vers des objectifs d’amélioration de la qualité de vie et pas du tout vers la prise en compte des enjeux sécuritaires. Beaucoup d’architectes sortent de l’école et sont appelés à travailler sur des projets d’aménagement où les contraintes sécuritaires sont fortes et se retrouvent souvent démunis et sans solution. Ils ont le sentiment d’être étranger à ces questions de sécurité ».

Le mur d’escalade installé sur la place Jean Ferrat (Paris, 11e), à la place des bancs où des Chibanis avaient l’habitude de se retrouver. © Capture Google Street View.

 Le découpage de l’espace, au centre de la politique de rénovation urbaine, vise, dans un langage toujours plus convenu et technique, à « résidentialiser » les grands-ensembles. Aux « résidences », les habitants des quartiers populaires associent des représentations positives, celles d’un idéal de classe moyenne, de lieux calmes et protégés, à l’opposé de la « cité », décrite comme bruyante et peu sûre.

Il n’est en réalité rien de tout cela. Dans les cités HLM, « résidentialiser » rime avec isoler et enfermer les bâtiments dans des prisons de murs et de clôtures. Ne faudrait-il pas prioriser la lutte contre les causes de la délinquance avant de s’attaquer à ses manifestations ?

Yunnes Abzouz

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