D’un côté, il y a une communication tapageuse où l’on montre des parieurs qui gagnent et qui sont portés aux nues à grands coups de vidéos sur les réseaux sociaux. De l’autre, des comptes bloqués ou des mises limitées, voire refusées, sans explication – et il suffit de naviguer à travers de multiples forums pour comprendre à quel point la pratique est courante. De nombreux parieurs s’en plaignent, d’autant qu’ils ont l’impression que leurs comptes sont restreints dès lors qu’ils commencent à gagner un peu trop d’argent au goût des opérateurs de jeux en ligne.

« Ils mettent en avant le fait de gagner, mais en vrai, ils bloquent dès que ça arrive », se plaint par exemple Lucas. Ce parieur a commencé à jouer à l’âge de 18 ans et il gagne de l’argent depuis trois ans grâce aux paris sportifs. Mais avant, il a été perdant durant « huit-dix ans », déclare-t-il. « J’ai donné plus de 10 000 euros rien qu’à Winamax, au minimum. » Aujourd’hui, Lucas s’est professionnalisé en pariant plutôt sur la NBA et les performances individuelles des joueurs, et il arrive à se faire un complément de revenus. Mais voilà, il est limité sur Winamax, Betclic ou encore ZeBet, où il ne peut pas atteindre plus de 100 euros de gains maximum.

Bloquer les gains : une pratique déloyale pour le Conseil d’État

Ce comportement des opérateurs n’est pas qu’une simple impression des joueurs. Sollicitée, l’Autorité nationale des jeux (ANJ), autorité administrative indépendante, indique que l’institution a déjà, par le passé, alors qu’elle s’appelait encore l’Arjel, « noté des comportements suspects des opérateurs ayant tendance à limiter les joueurs qui gagnaient ou qui gagnaient trop. Cette situation a ému le collège de l’Arjel ».

Une délibération a ainsi été rendue en 2017 dans laquelle l’autorité a considéré que les limitations de paris par les opérateurs s’apparentent à un refus de vente tel que défini par le code de la consommation et qu’elles sont donc illégales – sauf motif légitime, comme un soupçon de fraude ou d’assuétude aux paris (très grande dépendance). La même délibération indique que les opérateurs, quand ils se prévalent de ces motifs, doivent pouvoir justifier auprès de l’ANJ de « faits tangibles et non au regard d’indices dont la faiblesse trahirait l’absence de légitimité ».

Dès lors, le parieur est considéré comme un consommateur et peut se prévaloir de règles du droit de la consommation, davantage protectrices, dans ses rapports avec les opérateurs – ce que ces derniers ont toujours contesté. Ce qui a amené l’Arjel à prendre une autre délibération plus globale en 2019, relative à l’application du droit de la consommation aux jeux d’argent en ligne. Et, alors que l’Association française des jeux en ligne a contesté cette décision en justice, c’est en faveur de l’Arjel que le Conseil d’État a tranché, le 24 mars dernier : les parieurs sont définitivement considérés comme des consommateurs, avec toutes les règles que cela implique en termes de pratiques commerciales déloyales ou de clauses abusives.

Toutes les clauses qui se réservent le droit d’annuler un pari sont abusives.

Mathieu Escande est avocat et connaît bien les pratiques pas toujours légales des opérateurs de paris. Il défend des parieurs à travers toute la France, souvent dans des affaires où les opérateurs bloquent les gains des parieurs (qui peuvent s’élever à des centaines de milliers d’euros) pour soupçon de blanchiment, fraude ou encore financement du terrorisme, mais sans pouvoir toujours avancer de faits tangibles. « On chasse les joueurs qui gagnent », déclare Me Mathieu Escande sans ambages.

À lire : quand les sites de pari sportifs ciblent les quartiers populaires.

Il pointe le discours des opérateurs qui se prévalent de leurs clauses générales d’utilisation lorsqu’un parieur conteste, par exemple, la décision d’annuler un pari. « Toutes les clauses qui se réservent le droit d’annuler un pari sont abusives », estime l’avocat. « Elles créent un déséquilibre entre les parties. Un opérateur ne peut également pas se prévaloir d’une erreur manifeste qu’il aurait commise pour ne pas payer un parieur parce qu’il s’agit de contrats dits aléatoires et que dans de tels contrats, on considère que “l’aléa chasse l’erreur”. » C’est ce qui incite certains parieurs expérimentés à traquer les erreurs des opérateurs pour gagner.

Le joueur auquel on oppose un règlement de jeu est persuadé que les clauses de celui-ci sont légales.

Seul problème, il faut souvent se lancer dans une procédure pour obtenir l’annulation de ces clauses et les joueurs ne savent pas toujours que ces conditions générales sont contestables. « Le joueur auquel on oppose un règlement de jeu est persuadé que les clauses de celui-ci sont légales, qu’il est en tort au regard de celui-ci », précise le directeur juridique de l’ANJ, Frédéric Guerchoun. Par ailleurs, il est parfois compliqué d’aller en justice, comme le souligne Me Escande : « Winamax, c’est facile, ils ne sont pas très loin, mais pour Betclic, la procédure est très lourde pour assigner par exemple, car il faut le faire à Malte et plein de clients n’ont pas la détermination. »

En 2020, 921 000 parieurs sportifs en moyenne ont engagé chaque semaine des mises sur les paris sportifs, soit une progression de 28% par rapport à 2019. © Rapport 4ème trimestre 2020 de l’ANJ.

Questionné sur la décision récente du Conseil d’État et les restrictions de mises, Winamax indique n’avoir « aucun commentaire à faire ». Betclic n’a pas répondu à nos sollicitations. Quant à la Française des jeux, avec son site Parions sport, elle a indiqué que les limitations ne se font que dans « le cadre fixé par le régulateur ».

Pour faire réagir les opérateurs sur ces questions, les parieurs peuvent toujours saisir le « médiateur des jeux en ligne », qui a commencé en septembre 2019. Dans son premier rapport, on constate que 82 % des demandes de médiation sont relatives aux paris sportifs et concernent principalement Winamax (31 %) et Betclic (18 %). Et plus d’un tiers des demandes concerne des annulations de paris, des limitations de mises ou des fermetures de comptes.

L’incitation à l’addiction : des mises offertes pour parier plus

Si, sur le plan juridique, les opérateurs font preuve d’un certain cynisme, c’est sur le plan commercial que ce dernier atteint son paroxysme. Stephan a 23 ans et fait partie de l’infime partie des parieurs qui gagnent de l’argent. Mais il a été perdant pendant de longues années et se rappelle qu’il recevait alors des freebets (des paris gratuits, soit des sommes pour pouvoir parier). « Aujourd’hui que je gagne, plus rien », constate Stephan.

De son côté, Me Escande pointe le cas d’une cliente qui recevait des places pour assister à des matchs de foot en loge VIP, des freebets alors même qu’elle perdait « 50 000 euros par semestre ». C’est de « l’incitation à l’addiction », affirme l’avocat.

Clément a 41 ans et s’est mis aux paris sportifs dès leur autorisation, au début des années 2010. Il a commencé par miser des petites sommes, avant de finir par parier 1 000 euros par mois. Il en est aujourd’hui à 150 000 euros de pertes. « Quand je jouais beaucoup d’argent, j’avais des places offertes pour des matchs importants comme PSG-Barça », témoigne-t-il.

Parfois, je passais toute la nuit sur des sites, j’arrivais au travail fatigué, j’ai fait des emprunts. Le préjudice est énorme pour moi.

Mais c’est sur un autre aspect de l’incitation à l’addiction qu’il a assigné le PMU en justice. Il accuse l’opérateur de ne pas avoir respecté le cadre légal concernant les auto-exclusions. Clément raconte qu’entre 2011 et 2018, il a pu s’auto-exclure du site, supprimer son compte et dans le même temps en créer un nouveau sans difficultés avec la même adresse mail et les mêmes données. Ce qu’un opérateur ne devrait pas permettre dans le cadre de la lutte contre l’addiction.

« J’ai ouvert 15 comptes. Ils ont changé leur fonctionnement en 2019 mais moi j’ai perdu de l’argent et même plus : quand on joue, on perd du temps. Parfois, je passais toute la nuit sur des sites, j’arrivais au travail fatigué, j’ai fait des emprunts. Le préjudice est énorme pour moi, c’est pour ça que quand ils ont proposé de me rembourser toutes les mises que j’avais faites sur cette période, j’ai refusé. J’attends de savoir ce que les juges vont me donner. »

Cela fait deux ans et demi que la procédure est en cours. « J’en veux presque plus à l’ANJ qu’au PMU, confie-t-il. Parce qu’eux [au PMU – ndlr], les joueurs qui sont addicts, c’est leur gagne-pain. »

Contacté, le PMU n’a pas répondu à notre demande d’interview. Du côté de l’ANJ, on pointe une affaire « un peu plus complexe ». Son directeur juridique admet que « certains opérateurs ont mis en place des mécanismes d’auto-exclusion qui n’étaient pas légaux mais contractuels. Aujourd’hui, un opérateur qui mettrait en place ce type de pratiques irait devant le collège des sanctions ».

Reste que dans tous les cas, « à la différence du juge judiciaire, l’ANJ ne peut imposer à un opérateur légalement autorisé de payer un joueur. Elle ne peut obliger l’opérateur à indemniser un joueur. En revanche, elle peut faire sanctionner cet opérateur s’il refuse de payer, faire qu’une punition lui soit infligée ». En 2020, cependant, aucune sanction n’a été prononcée par l’autorité.

Finalement, l’avocat Mathieu Escande dénonce un système qui laisse « les petits parieurs en proie avec des opérateurs » et décrit non seulement une augmentation des joueurs sanctionnés, mais des opérateurs qui redoublent « d’ingéniosité et d’inventivité ».

Latifa Oulkhouir

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