La réalisatrice et universitaire afro-féministe française Amandine Gay est l’invitée du grand entretien du Bondy Blog cette semaine. Elle sort son premier documentaire « Ouvrir la voix » où pendant deux heures, elle donne la parole à vingt-quatre femmes qui témoignent, sous la forme d’une quasi conversation, dans des récits intimistes, de leur parcours de femmes noires en France et en Belgique, des préjugés, du racisme et de la violence dont elles ont été et sont victimes. Entretien.

Sur ses expériences d’actrice :

« J’ai commencé à travailler assez rapidement et avoir un agent qui m’envoyait passer des castings. Je suis passée de mes cours où je travaillais les textes que je voulais, comme Sarah Kane, Koffi Kwahulé, Racine à des auditions où l’on me demandait de faire droguée, prostituée, strip-teaseuse, fille qui va ou qui vient de prison, sans-papiers, on me demandait de parler avec l’accent africain, antillais, on me demandait de venir en boubou comme si tous les Noirs avaient des boubous chez eux. Passées un certain nombre d’auditions, j’ai commencé à en avoir marre, à me fâcher avec mon agent parce que je lui disais d’arrêter de m’envoyer vers des castings de Noirs. Elle me répondait qu’elle envoyait mon profil quand c’était écrit « jeune fille 18-25 ans », mais qu’on ne lui répondait que quand c’était écrit dans le scénario que le personnage est noir. Et quand le personnage était noir, apparemment il fallait que ce soit quelque chose de dramatique soit du côté sexuel soit du côté migrant. Apparemment, ça ne pouvait jamais être « Martine est secrétaire et il se trouve qu’elle est noire« .

Sur son expérience de scénariste et les raisons du documentaire ; 

« J’ai commencé à écrire des programme courts avec une amie comédienne, dont un qui a eu pas mal de succès auprès des boîtes de production (…) une satire des magazines féminins. (…), une série féministe qui ne se voit pas. (…) J’avais écrit un personnage d’une lesbienne noire sommelière et alors… ça n’existait pas, on me disait « ce genre de personne vous l’avez rêvée, peut-être qu’aux Etats-Unis, il y a des Noires sommelières, ou des Noires lesbiennes mais en France ça n’existe pas ! » Je me disais : j’ai été manager de bars à vin, je me définis comme pansexuelle, ce personnage c’était moi, et  je suis en train d’avoir une conversation sérieuse avec un homme de plus de 45 ans… (…) A partir de là, je me suis demandée ce que je pouvais faire avec mes moyens et en autonomie, et bien c’était le documentaire. Je me suis dite :  puisque, apparemment, je n’existe pas et bien je vais aller chercher pleins de filles dans mon entourage qui apparemment n’existent pas aussi, on va les montrer, on va montrer qu’elles existent et on pourra passer à une autre étape de la conversation ». 

Sur la méthode du documentaire et le choix des témoins  :

« Toutes les filles que l’on voit dans les performances artistiques ce sont beaucoup de filles que j’ai croisées durant mon parcours d’artiste, certaines sont des amies (..) J’ai passé un appel sur les réseaux sociaux et dans certains médias. J’ai fait un appel sur Twitter en disant que je voulais faire un documentaire afro-féministe, si ça vous intéresse, envoyez un mail. J’ai reçu énormément de réponses. J’ai fait 45 pré-entretiens ».

Sur la création :

« C’est un documentaire de création. Je pense qu’il y a un vrai souci parce qu’on est dans des situations politiques très difficiles qui font que ça pousse parfois des artistes racisés en France à faire primer le politique sur l’artistique, c’est comme si on s’interdisait nous-mêmes d’avoir des mouvements d’audace dans la création parce qu’on veut absolument qu’on écoute notre propos politique. (…) C’est pour ça que je me suis réorientée vers la recherche et la création. Je pense vraiment qu’il y a une impasse pour soi dans le militantisme qui fait qu’on est moins créatif. C’est Toni Morrison qui dit que la fonction du racisme c’est de t’empêcher de faire ton travail. Je trouve que c’est très vrai.  Il y aura toujours une urgence, une nouvelle insulte, à ne pas penser sur le long-terme et à ne pas voir ce que l’on veut vraiment créer soi-même. J’ai fait le film que j’aurais aimé voir ».

Sur la représentation des Noirs en France :

« Le grand problème de la représentation des personnes noires et des femmes noires , c’est qu’on est parlé, on est regardé, il y a toujours ce regard surplombant du sociologue, du réalisateur, de la réalisatrice qui vient soit faire son safari en banlieue soit voir ces pauvres femmes excisées. C’est comme si on n’était pas les spécialistes de notre propre vie. On sait très bien ce qu’il se passe, on n’a pas besoin d’avoir fait de la sociologie pour être capable d’expliquer ce qu’est le racisme systémique car on le vit au quotidien. Pour moi, c’était vraiment cette question, de ne pas venir avoir la parole de l’experte ».

« C’est un film que j’ai fait pour la jeune fille que j’étais à 14 ans/15 ans qui, quand on a commencé à lui dire des choses sexuelles hyper salaces, n’a pas compris d’où ça venait. (…) C’est une nécessité de montrer que cela ne concerne pas qu’une personne, c’est une histoire liée à l’histoire de la France ». 

« On a besoin de faire sortir ces thématiques du monde universitaire et du monde militant, on a besoin que cela se diffuse dans le reste de la société ». 

« Est-ce que les Blancs sont capables de se penser dans un universel qui n’est pas blanc? Je voudrais qu’on arrête de me dire que c’est un film de niche. Ce n’est pas un film de niche. Un film de Noirs, ce n’est pas un film de niche. Il faut juste être capable de s’identifier à des personnes qui ne sont pas comme nous. Et nous, les Noirs,  les Arabes, les Asiatiques, on n’a pas le choix, il n’y a que des Blancs dans les films ».

Sur le militantisme :

« Je pense qu’il y a un souci de transmission en France. Il y a eu énormément de choses faites et dites depuis les années 60, 70 sur les questions de genre et raciales, énormément de choses faites au niveau militant et on n’arrive pas à en voir la traduction dans la société. Ca veut dire que nous-mêmes à un moment donné, on n’est pas efficace. C’est pour ça que je m’oriente vers la recherche et la création. L’objectif c’est de sortir d’une forme d’idéologie (…) Ce que j’aime dans le cinéma et dans l’art en général, c’est que c’est une proposition, tu la prends ou tu ne la prends pas ». 

Propos recueillis par Nassira EL MOADDEM et Fethi ICHOU

« Ouvrir la voix », d’Amandine Gay, au Périscope à Lyon le 30 janvier.

https://www.ouvrirlavoixlefilm.fr/

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