« La France, tu l’aimes, mais tu la quittes » est une enquête sociologique édifiante sur le départ de Français de confessions musulmanes vers l’étranger. Publié aux éditions du Seuil, ce livre, co-écrit par Olivier Esteves, Alice Picard et Julien Talpin, donne à voir un phénomène inquiétant et révélateur sur les effets de la stigmatisation des musulmans en France. Chercheur en Sciences politiques, Julien Talpin revient pour le Bondy blog sur cette enquête. Interview.

Quel est le profil des personnes ayant répondu aux questionnaires ?

Il y a plusieurs types de profils, mais des éléments reviennent majoritairement. Il y a une surreprésentation des diplômés : la moitié ont un bac +5. C’est tout à fait atypique par rapport à la population musulmane française qui n’a pas un niveau de diplôme aussi élevé en moyenne. Il y a aussi un nombre important d’actifs entre 30 et 40 ans, souvent avec des enfants. Partir à l’étranger permet de se prémunir des discriminations vécues, mais aussi de prémunir ses enfants, pour ne pas les confronter aux expériences qu’on a pu faire.

Un des résultats de l’enquête, c’est la très grande diversité des rapports à l’islam et à la religion. On aurait pu faire l’hypothèse qu’il s’agissait de gens particulièrement religieux. Certains le sont, d’autres beaucoup moins. Enfin, même si la majorité est née en France, il y a un certain nombre de binationaux (marocain, algérien, turque…).

Les raisons invoquées pour le départ sont multiples, mais le racisme et l’islamophobie reviennent de manière omniprésente dans les entretiens.

Absolument. On a essayé de ne pas présumer que cet aspect serait central. Malgré ça, la première raison du départ est de mettre à distance le racisme et les discriminations. La deuxième est de pouvoir vivre sa religion librement, puis la troisième, de progresser professionnellement.

Ces stigmatisations, micro-agressions, discriminations, rappellent en permanence aux musulmans qu’ils ne sont pas des Français comme les autres. Il y a un sentiment de déni de francité. Une fois parties à l’étranger, les personnes disent qu’elles ne sont jamais senties aussi françaises, puisqu’elles sont enfin perçues comme telles.

Vous rappelez les conséquences du racisme et de l’islamophobie sur la vie des musulmans : qualité de vie détériorée, mise en danger de l’intégrité psychique et physique, plafond de verre professionnel.

L’enjeu de ce livre est de pouvoir restituer la violence ordinaire que c’est d’être musulman en France. C’est un ensemble de remarques, de regards, de micro-agressions, de discriminations scolaires et/ou professionnelles. Il y a l’idée d’une sorte « d’islamophobie d’atmosphère ». La surfocalisation sur l’islam dans le débat politique, les médias et les réseaux sociaux, a quelque chose d’oppressant pour les personnes musulmanes.

L’impression d’être constamment scruté provoque une sur-attention à ce que l’on fait, ce que l’on dit… Tous ces éléments fatiguent et peuvent avoir des incidences sur la santé, avec des phénomènes dépressifs, ou des incidences identitaires, on ne peut pas se situer dans la société. Ce sont des phénomènes largement invisibilisés. Ce qui revient dans les entretiens, c’est que la pression retombe à l’étranger.

Malgré cette prise de distance, beaucoup continuent d’entretenir des liens familiaux et affectifs avec la France.

Il y a une ambivalence dans le rapport à la France. Ce serait une erreur de croire que les gens seraient dans une forme de haine. C’est beaucoup plus compliqué. Ils continuent à entretenir des liens professionnels et affectifs avec la France. Quand bien même, ils ont un rapport critique à la société française qui ne leur a pas laissé leur chance, ils se disent aussi redevables de l’école publique, relativement gratuite, à laquelle ils ont pu accéder.

Le discours qui revient est celui d’une sorte d’amertume, d’un sentiment de gâchis. D’un côté, la France a investi en eux, leur a permis d’obtenir des diplômes, de les élever culturellement et socialement. Et puis, une fois sortis de l’université ou des grandes écoles, elle ne leur permet pas d’avoir des emplois équivalents à leurs compétences.

Il y a t-il des destinations préférées à d’autres ?

Les trois premières destinations sont : le Royaume-Uni, le Canada et les États-Unis ; les Émirats-Arabes-Unis ; les pays du Maghreb. Les destinations lointaines, le Canada, les États-Unis et les Émirats arabes unis, concernent les personnes les plus diplômées. Pour le Royaume-Uni, il y a des profils sociaux plus hétérogènes.

Partir en Angleterre est moins engageant que de partir à 10 000 km de la France. Les pays du Maghreb sont choisis bien souvent pour des liens familiaux, ce qui rend le départ moins coûteux financièrement et émotionnellement. On y retrouve des personnes moins diplômées.

Pour ces personnes qui partent, la préoccupation principale est-elle plus de vivre librement sa religion ou de la vivre en pays musulman ?

On aurait pu penser que ces trajectoires auraient pu être celles d’une hijra, d’un retour en terre d’islam. Cela revient dans les entretiens des personnes les plus rigoristes, mais ce n’est pas du tout majoritaire. Le facteur religieux n’est pas central dans les raisons du départ. Quand bien même la religion est importante dans les facettes de ces personnes, elles ne souhaitent pas partir en pays musulman. Elles souhaitent au fond, et cela ressort majoritairement dans les entretiens, pouvoir concilier leur foi avec leur carrière professionnelle. Ce qu’elles ont du mal à faire en France.

Après avoir quitté la France, beaucoup de musulmans interrogés disent enfin « respirer ». Qu’est-ce que cela dit du climat ambiant français et du débat politico-médiatique ?

Ça dit à quel point il est étouffant. Ce n’est pas anecdotique. On pourrait se dire : « ce ne sont que les médias, les réseaux sociaux ou Cnews, ce n’est pas la France », mais cette ambiance a des incidences réelles sur la vie des musulmans. Elle autorise certains à faire des remarques, elle crée un sentiment d’oppression, d’usure, de fatigue…

Ces constructions médiatiques et symboliques ont des incidences sur la vie des musulmans

Ce serait une erreur de penser que cette ambiance, cette surfocalisation du débat public sur l’islam en France ne serait qu’une partie superficielle et que la vraie France serait ailleurs. Ces constructions médiatiques et symboliques ont des incidences sur la vie des musulmans et sur la place qu’on ne veut pas octroyer à l’islam, comme une religion désormais française.

Plusieurs personnes refusent par ailleurs de se définir comme expatrié. Une des répondantes utilise même l’expression de « réfugié de la laïcité ».

Effectivement, le terme d’expatrié renvoie dans l’imaginaire à une expérience coloniale. Par ailleurs, il y a l’idée que l’expatriation serait un choix. Dans le cas des personnes rencontrées, c’est un regret. Ils auraient aimé pouvoir progresser professionnellement, pouvoir vivre leur vie tranquillement en tant que musulman en France, mais ce n’a pas été possible.

C’est un choix contraint par le contexte politique, l’ambiance et l’atmosphère médiatique, mais aussi par le cadre juridique. Derrière cette expression de « réfugié de la laïcité », il y a l’idée d’une cause politique. Face à cette persécution ressentie, il y a un besoin de prendre ses distances.

Au-delà d’une « fuite des cerveaux », vous insistez sur la perte humaine, citoyenne et politique, que constituent ces départs massifs vers l’étranger.

Ce n’est pas seulement une fuite des élites économiques et un problème pour la croissance française. C’est aussi un problème civique et politique. Des porte-voix des musulmans s’en vont. Il n’est pas possible de perdre de vue cet aspect de perte d’élite professionnelle, mais le problème est bien plus profond. La société française perd un regard, une perspective, une diversité, qui est un atout.

L’enquête donne à voir une infime partie du problème. En ordre de grandeur, combien de Français seraient concernés ?

Plus de mille personnes ont répondu au questionnaire. On est loin d’avoir touché tout le monde. Certaines régions nous ont échappé, la Turquie et l’Afrique Subsaharienne notamment. Le spectre est donc bien plus large. C’est dur d’évaluer le poids réel du phénomène, mais ça concerne plusieurs milliers ou dizaines de milliers de personnes.

Vous parlez d’une « exception hexagonale » en termes d’islamophobie. Pourquoi ?

Il y a des formes de tolérances religieuses plus importantes dans certains territoires d’Outre mers (Mayotte, Guyane ou La Réunion sont cités dans l’enquête, ndlr). Certains musulmans sont partis à La Réunion, car ils savaient que le contexte multiculturaliste était assez différent, avec une autre reconnaissance de l’islam. En France, on s’est beaucoup focalisé sur ce terme d’islamophobie, qui a été beaucoup disqualifié. C’est un terme pourtant reconnu à l’international, chez les chercheurs et dans les organisations internationales. Ne pas avoir un terme sur lequel on s’entend, permet de ne pas qualifier le phénomène.

L’enjeu, au-delà du terme, est de prendre la mesure de ces violences ordinaires, de ces vies brisées et du sentiment que pour devoir s’en sortir, les gens doivent partir. Ça devrait interpeller la société française et les pouvoirs publics. C’est un des objectifs du livre, mettre cette question à l’agenda.

La France est-elle capable d’avoir ce débat actuellement ?

Dans beaucoup d’entretiens revient le sentiment d’une dégradation de la situation sur ces questions-là ces dernières années, d’une montée en puissance de l’extrême-droite qui rend cela plus compliqué, d’une forme d’hystérisation du débat public. Il n’est pas certain qu’à court-terme, on avance. On va voir comment la réception du livre va permettre d’avoir des débats apaisés.

Qu’est-ce-que vous a le plus marqué au cours de ces mois d’enquête ?

À quel point les gens avaient envie d’en parler. Souvent, dans les enquêtes sur les questions sensibles, le racisme ou les discriminations, ce n’est pas facile d’aborder ces questions. Là, les gens acceptaient très spontanément de répondre, ils faisaient circuler le questionnaire ou nous mettaient en contact avec d’autres personnes. Pour eux, il y avait un enjeu à témoigner. À leurs yeux, le sujet mérite un débat public. C’est rare une telle appétence pour participer à une enquête de sciences sociales ; ça en dit long sur ce phénomène.

Propos recueillis par Nathan Ripert

 

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