Une vague brune a traversé le continent. Dans de nombreux pays en Europe, l’extrême droite gagne du terrain. Largement en tête en Italie (23 sièges) et en France (30 sièges), elle talonne la droite libérale en Allemagne et aux Pays-Bas. Et se place aux portes du pouvoir.

Pour son enquête, Félicien Faury auteur de “Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l’extrême droite” (Eds. Seuil. 2024) est parti à la rencontre des électeurs du RN dans le sud-est de la France. Un ouvrage très remarqué et commenté pour une de ces conclusions : le racisme est une condition sociale du vote lepéniste.

Le sociologue et politiste explique combien le vote pour ce parti s’est normalisé et questionne la présence du racisme dans nos sociétés. Interview.

Est-ce que vous pouvez expliquer les principales conclusions de votre enquête ?

On peut en distinguer deux. Il m’a souvent semblé, lorsqu’il s’agit de parler du vote pour le Rassemblement national, qu’on faisait une opposition entre deux lectures.

D’un côté, une lecture où l’on insiste, avant tout, sur les motivations identitaires du vote RN. De l’autre, des analyses qui insistent sur les motivations dites “sociales” de ce vote, sur les questions du pouvoir d’achat, etc. Dans beaucoup d’analyses, lorsqu’on interroge les principales préoccupations de ces électeurs, on met en opposition ou on essaie de hiérarchiser la question du pouvoir d’achat ou la question de l’immigration.

J’ai constaté sur mon terrain, en menant des entretiens avec ces électeurs, que ces deux dimensions sont en fait articulées en permanence. Si l’on oppose la question sociale et la question raciale, on ne comprend à chaque fois que la moitié du vote RN. Pour comprendre pleinement les électeurs du RN, il faut à la fois interroger leurs positions de classe, souvent dominées, et leurs positions au sein des inégalités ethno-raciales, où ils sont en revanche davantage en position de pouvoir.

Il faut insister sur le fait que le racisme de ces électeurs, récolté dans les discours, ne peut être rangé du côté du “sociétal” ou du côté “identitaire”, qu’on opposerait au social et à l’économique. Parce que le racisme a non seulement des conséquences économiques, et il repose aussi sur des raisonnements économiques de la part de ces électeurs.

La question sociale et la question raciale s’articulent

Par exemple, lorsqu’on se met à assimiler les immigrés aux chômeurs et au fait que ces personnes touchent des aides sociales, le raisonnement va être qu’avec “nos impôts”, avec les charges que l’on paye, cela va bénéficier à ces immigrés. On voit donc bien à quel point la question sociale et la question raciale s’articulent.

Le deuxième point, ce que j’essaie de creuser dans le livre, c’est que pour comprendre la normalisation de l’extrême droite, il est certes très important de s’intéresser aux champs politiques et médiatiques. Mais il faut aussi comprendre comment le vote RN devient de plus en plus normalisé dans les interactions du quotidien, dans les conversations ordinaires entre les gens : entre voisins, entre collègues de travail, en famille… Cela semble tout aussi important à comprendre.

C’est pour ça que l’enquête de terrain est importante, pour voir comment la normalisation se construit de façon ordinaire.

Vous dites que le racisme est un point commun à l’ensemble des électeurs du RN. Comment vous l’expliquez ?

Là, il y a deux points importants. Premièrement, dans le livre, je définis le racisme par quatre opérations complémentaires : fixation, essentialisation, altérisation, hiérarchisation. Pour résumer, je constate des essentialisations de groupes perçus de façon souvent homogène et négative, désignés comme “arabes”, “musulmans” ou “turcs” par exemple.

Le deuxième point, c’est la conception sociologique que je reprends dans ce livre. Le racisme est un fait social multiforme. C’est-à-dire que c’est un fait social que l’on va retrouver à tous les étages de la société, dans tous les milieux sociaux, et qui va prendre des formes différentes selon le milieu social et selon le contexte dans lequel il se déploie.

Comme c’est le cas par exemple du sexisme, il y a du racisme dans les classes populaires, dans les classes moyennes, dans les classes supérieures, de droite comme de gauche. Mais à chaque fois, il va prendre des formes différentes, qui vont être peut-être dans certains cas moins explicites, plus policées, plus discrètes, mais qui n’en sont pas moins efficaces.

On ne peut comprendre l’extrême droite qu’en comprenant la société en son entier, et comment elle continue à produire des discriminations et des inégalités ethno-raciales

Il faut donc à la fois reconnaître qu’il y a du racisme qui s’exprime dans le vote RN, mais qu’en même temps, l’extrême droite n’a absolument pas le monopole du racisme. Le racisme que je retrouve sous une forme explicite dans les discours de ces électeurs du RN n’est qu’une forme parmi d’autres de participation aux processus de racialisation, qui sont des processus collectifs, qui concernent la société en son entier.

Comme le disait Frantz Fanon,  « une société est raciste où elle ne l’est pas ». On ne peut comprendre l’extrême droite qu’en comprenant la société en son entier, et comment elle continue à produire des discriminations et des inégalités ethno-raciales.

Il y a un côté très social dans l’électorat du RN, qui pourtant ne mène pas du tout une politique sociale. Comment vous l’expliquez ?

La question raciale et la question sociale, c’est une articulation que le RN a proposée très tôt dans son histoire. En fait, dès la fin des années 80, il propose notamment un slogan qui résume bien la situation : « un million de chômeurs, c’est un million d’immigrés de trop ».

Depuis, les messages du RN, sous des formes différentes, reproduisent toujours cette même séquence, cette même mise en équivalence entre les thématiques sociales et la thématique migratoire, avec aussi d’autres prolongements comme la question de l’islamophobie.

Le Rassemblement national s’est adressé très tôt et assez spécifiquement aux classes populaires et moyennes blanches

Par exemple, dans le clip de campagne de Jordan Bardella pour les élections européennes, le candidat évoque la menace d’une “submersion migratoire”, puis il parle de la question du pouvoir d’achat. Il y a toujours ces deux sujets qui reviennent.

Ce parti s’est adressé très tôt et assez spécifiquement aux classes populaires et moyennes blanches. Il n’est donc pas étonnant qu’au bout d’un moment, ça fonctionne. Avec aussi, à côté, les autres partis politiques qui se sont moins intéressés aux classes populaires.

La présence médiatique, qu’ils n’auraient pas eue il y a quelques années, a joué dans le vote extrême droite ?

L’électorat du RN est, pour une part, un électorat de droite qui s’est radicalisé parce que la droite les a déçus. J’ai beaucoup croisé d’électeurs avec ce profil-là dans le sud-est. Mais il y a aussi toute une nouvelle génération d’électeurs qui ont été, et j’en ai croisé aussi beaucoup sur mon terrain, socialisés dans un contexte qui n’a rien à voir avec celui des années 80 et 90, en termes  de normalisation de l’extrême droite.

Ils ont été socialisés politiquement dans un contexte où le RN était sur la plupart des plateaux télé, était inscrit dans le champ politique de manière durable. Évidemment, cela a des conséquences électorales.

Certaines études ont montré que Jordan Bardella avait bénéficié d’une exposition médiatique supérieure aux autres candidats au cours des élections européennes. Là encore, cela peut avoir des conséquences électorales importantes.

Pour conclure, qu’est-ce que ça représente pour vous, aujourd’hui cette montée du RN ?

Je parle beaucoup de normalisation de l’extrême droite dans mon livre, mais il faut toujours rappeler que cette normalisation est encore très loin d’être achevée.

Il y a encore une très grande partie de la société française pour qui le RN reste une option politique illégitime, inquiétante, voire un repoussoir. La normalisation n’est donc pas un processus inévitable, loin de là.

Propos recueillis par Lisa Sourice

Articles liés