À la fin du marché, lorsque les étals se vident, les glaneurs se penchent pour récupérer les invendus. Environ 80 marchands animent le marché d’Aubervilliers, les mardis, jeudis et samedis. Dans cette ville où plus de 40 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, le marché est très fréquenté. Ici, même si les produits sont souvent moins chers qu’en grande surface, les clients comparent les prix, quitte à arpenter les allées à plusieurs reprises.
Du tracas et du désarroi
Avec le glanage, la solidarité s’effectue ainsi, grâce aux commerçants, en dehors des associations d’aide alimentaire. Face à des banques alimentaires saturées, contraintes de refuser des bénéficiaires, le glanage apparaît comme une alternative pour récupérer de la nourriture gratuitement et presque à coup sûr, sans avoir à subir des heures d’attente.
À l’origine, glaner consistait à ramasser les fruits tombés après la moisson. Cette pratique, légalisée en France depuis le Moyen Âge, perdure encore aujourd’hui. Que ce soit dans les champs à la campagne ou sur les marchés en ville, « le geste est le même : les glaneurs se baissent pour ramasser. Il n’y a pas de honte, mais du tracas et du désarroi », observait Agnès Varda dans son documentaire Les Glaneurs et la Glaneuse (2000).
Je remplis leurs cadis. Ils sont très contents et moi je suis encore plus content qu’eux.
La plupart du temps, les gens glanent seuls et ce sont surtout des personnes âgées. Djimon, 67 ans, est vendeur dans la partie du marché ouvert et vit ses derniers jours de travail. Il prépare en amont des sacs qu’il donne discrètement aux glaneurs pendant la vente. Djimon a noué une vraie relation avec les glaneurs qui deviennent des habitués.
« Quand je vois des gens de 80-85 ans qui viennent ramasser des invendus par terre ou dans les poubelles, ça me fait de la peine. Alors, je leur dis de venir chez moi le matin. Je n’aime pas que des gens qui ont travaillé toute leur vie aient un pouvoir d’achat si limité. Je leur donne discrètement des carottes, des pommes de terre, des oignons… Je remplis leurs cadis. Ils sont très contents et moi, je suis encore plus content qu’eux. Je le fais de très bon cœur ! », confie le marchand.
Une solidarité mise à mal par un arrêté municipal
Cette solidarité informelle est mise à mal depuis plus d’un mois à cause d’un arrêté de la mairie : la vente est interdite après 13h30 pour les commerçants extérieurs et 14 heures pour les commerçants intérieurs, au lieu des 16h30 avant le règlement. « On doit vraiment se dépêcher de remballer la marchandise. Sinon, on risque une amende de 1500 euros », déclarent deux vendeurs non loin du stand de Djimon.
« On a toujours beaucoup de choses à donner. Et il faut bien que les plus nécessiteux mangent, quand même ! Mais en ce moment, on ne peut plus à cause de la police qui patrouille plus tôt que d’habitude » se désolent-ils. Cet arrêté suscite l’indignation et l’incompréhension des vendeurs : elle nuit à la fois à leur économie, mais aussi à cette solidarité établie au profit des glanneurs.
Sans le marché, je mangerai que des pâtes ou du riz
Il est désormais quatorze heures passées. Samia, une mère de famille, brave le froid et déambule dans les allées presque vides du marché avec son cadi. Aujourd’hui, elle a pu récupérer du fenouil, quelques poivrons et des pommes de terre. Pendant que les balayeurs et les éboueurs commencent à déblayer, un marchand lui tend spontanément un gros cageot rempli de clémentines.
« Cela fait 3 mois que je viens ici. La vie est trop chère. Je suis sans emploi. J’ai 4 enfants à charge, âgés de 15 à 10 ans et mon mari est malade. Je ne touche que le chômage. Si je ne venais pas ici, on ne mangerait pas de fruits ou de légumes, mais quasiment que des pâtes ou du riz. » Samia vient à chaque fin de marché et estime que ces trouvailles hebdomadaires représentent un peu moins de 20 euros d’économie par mois.
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Selon le baromètre de l’Ipsos pour le Secours Populaire, près d’un français sur deux se prive de viande ou de fruits et légumes frais. En 2024, l’inflation alimentaire est montée à 1,4 %, révèlent les chiffres de l’INSEE. Et la tendance est également à la hausse pour 2025. Bien que le prix des produits frais reste relativement stable, celui des autres produits a entraîné une hausse du coût du panier, modifiant ainsi les priorités des consommateurs.
« Ces articles ordinaires deviennent un luxe »
Les vendeurs qui souhaitent donner des produits frais comme le poisson ou la viande doivent être vigilants à ne pas briser la chaîne du froid. Mais dans les marchés, il n’y a pas que la nourriture qui se donne. Sur son stand, Sami vend des textiles depuis 2006 à Aubervilliers avec ses deux salariés.
Ce matin, il a déjà donné un drap et des couettes à une femme à la rue. Un homme de 71 ans attend également de recevoir une couette. Arrivé en France il y a 7 ans, Omar vit dans un foyer de migrants et se rend régulièrement aux Restos du Cœur. Pour Sami comme les autres commerçants, cet acte de solidarité est régulier, quasi banal. Il considère simplement « faire sa part contre la pauvreté. Pour les gens qui n’ont rien, ces articles ordinaires deviennent un luxe ».
Grâce à la solidarité des commerçants, les marchés, en plus d’être des espaces de socialisation, jouent un rôle essentiel dans la lutte contre la précarité et le gaspillage.
Emma D’Aversa