Le local est encore en chantier, mais ses murs vierges comme des pages blanches enthousiasment Rindala, qui y écrit, lors de la visite guidée, l’espace chaleureux à venir. « Il y aura un bar avec la cuisine juste derrière, là une grande table, sur ce mur un espace de projection, et par là une bibliothèque avec des livres en français, en arabe, en espagnol… », énumère-t-elle.
C’est ici que la Cantine Syrienne, qu’elle a participé à fonder il y a maintenant sept ans, viendra renaître sous une nouvelle forme, avec un nouveau nom, « Darna ». « Ça signifie “notre foyer” en arabe », traduit la militante. « C’est une maison des peuples et de l’exil, à la fois cantine populaire, café de quartier, mais aussi espace d’organisation politique pour les luttes transnationales et les personnes exilées. »
La Cantine Syrienne ferme ses portes, mais permet l’émergence d’un nouvel endroit
Un lieu qui proposera à boire, à manger et à penser, continuité logique du projet originel pour la jeune femme de 31 ans originaire de Damas. « C’est une nouvelle étape très excitante. La Cantine Syrienne ferme ses portes, mais permet l’émergence d’un nouvel endroit, avec de nouvelles personnes. C’est triste, mais c’est beau. »
Jusque-là hébergée par l’espace socio-culturel coopératif AERI de Montreuil, la Cantine était un lieu de solidarité proposant des repas à prix libres deux fois par semaine et des événements culturels tous les 15 jours. Désormais, il est prévu que Darna ouvre tous les jours et accueille à la fois clients, militants, personnes en exil et population du quartier.
Une cantine née de l’exil
« Nous sommes 5 dans la coopérative qui a fondé la Cantine Syrienne. Rindala, sa mère Mayada, et Taha, qui sont tous les trois exilés syriens. Et il y a Nathan et moi », détaille Théo, Montreuillois de 31 ans. C’est en 2019, lors de l’occupation de l’université Paris 8, que tous se rencontrent. À l’époque étudiant en sciences politiques et en histoire, Théo se joint au mouvement pour essayer d’obtenir des logements et des papiers à des étudiants réfugiés.
« Ça a été un endroit de rencontre avec beaucoup de Syriens mobilisés qui avaient connu la révolution, l’exil, et malgré cela qui avaient toujours cette flamme bien vivante en eux, cette dignité, j’ai trouvé ça impressionnant », confie-t-il. « Ils mettaient à mal l’image de l’exilé qu’on pense comme uniquement victime, ils étaient acteurs de la situation. J’ai senti qu’ils avaient plein de choses à nous apprendre. » Ensemble, ils cherchent alors un moyen de faire se rencontrer les populations, pour créer une communauté internationale réunie autour des valeurs de solidarité et d’entraide.
« C’est important de connecter les différentes expériences d’exil, pour qu’elles puissent s’inspirer les unes des autres », poursuit Rindala. À 17 ans, elle fuit la Syrie avec une partie de sa famille dont la sécurité était menacée. Cette épreuve marque la première étape de sa politisation. « J’éprouvais un rejet de la politique, qui se résumait là-bas à la propagande du régime. On était obligé de rejoindre le parti dès l’enfance, on en répétait les slogans chaque vendredi à l’école. »
Avec ce projet de cantine populaire, je n’étais plus obligée d’adopter une manière franco-française de militer
Une fois en France, la rencontre avec les idées révolutionnaires avive sa fougue militante. « Je m’intéressais aux milieux radicaux antiracistes, mais c’était difficile d’en avoir un exercice régulier. Avec ce projet de cantine populaire, je n’étais plus obligée d’adopter une manière franco-française de militer, on pouvait inventer notre manière de faire », explique-t-elle. « Pour à la fois garder cette fibre syrienne héritée de la révolution, et permettre à d’autres collectifs qui émergeaient de vécus différents, de se sentir moins seuls. Qu’on se reconnaisse les uns dans les autres. »
« Un sas vers d’autres chutes de régimes »
La cantine voit alors le jour, et devient rapidement un lieu identifié pour les exilés syriens en recherche d’une ambiance familière, d’un remède au mal du pays. C’est même toute une communauté arabophone qui y voit un point d’ancrage. « Les gens se sont mis à venir régulièrement, et parfois à s’investir. Des Palestiniens, des Libanais… Et surtout des Syriens. Quand eux arrivaient à Paris, la cantine était une des premières adresses où ils venaient », se souvient Théo.
Très vite, la nécessité d’un lieu dédié se fait sentir. « L’AERI est un endroit immense qui accueille plein de collectifs. C’était très enrichissant, mais la gestion collective était complexe, et on a vite ressenti le besoin d’avoir notre endroit rien qu’à nous, qu’on pourrait ouvrir tous les jours », ajoute-t-il.
Quand tu arrives en tant qu’exilée, tu n’as personne, tu n’as plus de pays…
« Pour moi, la Cantine a été une thérapie », résume Mayada, mère de Rindala et doyenne de l’équipe. C’est principalement elle qui prend en charge les repas et les cours de cuisine. « Quand tu arrives en tant qu’exilée, tu n’as personne, tu n’as plus de pays… La Cantine m’a permis de sentir que j’existe, que je peux être quelqu’un ici. » La Syrie lui manque, elle en évoque l’âme, la chaleur, les vieilles pierres parmi lesquelles elle se sent bien.
« Il y a quelque chose de magique là-bas. J’en rêve toutes les nuits. Mais je me sens bien ici, dans ce projet. Il y a une vraie interaction avec les gens. Quand on me remercie, qu’on me demande ce que je vais cuisiner la prochaine fois, ça me fait du bien. »
Après des mois de travail, le rêve est en passe de se concrétiser. « Nous avons prévu encore plusieurs soirées pour mener à bien notre campagne de levée de fonds, mais nous sommes en bonne voie », se réjouit Théo. Dans une synchronicité imprévisible, la naissance de Darna coïncide avec la renaissance de la Syrie. « On a signé le bail pour le nouveau local 10 jours avant la chute du régime », hallucine encore Rindala.
« C’est la fin d’une période, une métamorphose à la fois pour notre pays et aussi pour nous, avec beaucoup d’incertitudes, mais aussi beaucoup d’espoir. Peut-être que Darna pourrait devenir une sorte de sas vers d’autres chutes de régime », sourit la jeune femme.
Une utopie réalisable
« On veut faire une première soirée avec les voisins. C’est un enjeu pour nous qu’on tisse des liens avec eux. On ne veut pas être un énième îlot de bobos. Tout le monde comprend le mot « bobo » ? Ça veut dire rich white people [« personnes blanches riches », NDLR] », sourit Nathan, un des fondateurs de la Cantine.
Autour de la longue tablée réunie à la Maison pour Tous de Montreuil pour cette première assemblée des bénévoles de Darna, tout le monde rit. L’humour et la bienveillance de chacun ont eu raison de la barrière de la langue.
Ils sont une vingtaine à s’être réunis autour des fondateurs pour organiser le fonctionnement de Darna. Tous ou presque issus d’un parcours d’exil différent. Syriens, Libanais, Afghans, Soudanais… et quelques Français. Tous soucieux de faire de Darna un lieu d’accueil foisonnant de culture et de chaleur humaine.
Chacun est invité à proposer un coup de main, un projet, ou à prendre en charge un créneau d’ouverture du lieu pour accueillir les usagers. Autour de la table, entre le houmous, les roulés aux épices et le fromage préparés par Mayada, les idées fleurissent. Un spectacle pour enfants, des conférences politiques menées par les principaux concernés, des cours de langue, une mise à disposition du lieu pour les associations du quartier… Un idéal d’autogestion d’une réalité tangible prend forme dans la motivation collective.
On n’a pas beaucoup de choses qui parlent de la Syrie, ici
Une bénévole prend la parole pour évoquer sa nostalgie de l’ancienne dénomination. « J’aimerais qu’on garde le nom de Cantine Syrienne. C’est très important pour moi », partage-t-elle dans un sourire ému. « On n’a pas beaucoup de choses qui parlent de la Syrie, ici. » Dans ses mots résonne la nostalgie du pays, une mélancolie. Mayada la rassure. « Vous, vous êtes toujours là, et vous parlez de la Syrie, c’est le plus important. »
L’attachement au lieu, à travers son nom, est palpable chez tout le monde autour de la table. « C’est sûr que je vais continuer à l’appeler Cantine Syrienne », oppose avec sourire une autre participante. Personne ne semble vouloir voir cette page se tourner. Mayada finit par convaincre tout le monde. « Darna est le premier bébé de la Cantine », résume-t-elle à l’attention de la tablée, avec la douceur magnétique d’une matriarche. « Et ce bébé pourra enfin voler librement. » Dans la pièce, tous les regards étaient humides, mais tous tournés ensembles vers la suite.
Ramdan Bezine