Que deviennent les souvenirs d’un quartier lorsque celui-ci est détruit ? Qu’advient-il des moments vécus par ses habitants, qui ont ri et pleuré ensemble dans les mêmes squares, les mêmes blocs ? Depuis plus de vingt ans, c’est bien plus qu’un simple ravalement de façade que vit le quartier populaire de la Côte des Roses, à Thionville. Les changements opérés dans la cité ont pour but de lui donner, plus qu’un nouveau visage, une nouvelle identité. Comme un phœnix qu’on ferait renaître de ses cendres, cela exige d’abord la destruction. Une partie des habitants est relogée, et voit se disperser avec elle la mémoire collective du lieu.
« Les gens qui vivent ici sont très attachés à cet endroit. Souvent dans les rénovations, on rase les bâtiments de façon systématique pour reconstruire derrière. Mais on rase aussi des histoires architecturales, historiques et personnelles. Ce ne sont pas juste des murs qu’on abat », pointe Mickaël Stibling, animateur et chargé de projets au centre social Le Lierre. Le jeune trentenaire, formé au travail social en autodidacte dans la « jungle » de Calais (« la misère humaine la plus totale » confiera-t-il), poursuit l’action entamée il y a quelques années déjà, de conservation de la mémoire de la Côte des Roses. Un travail en lien avec la réfection du quartier, conduite par la ville de Thionville et l’Agence Nationale de la Rénovation Urbaine.
« C’est un lieu très intéressant qui réunit à la base les employés de la caserne de CRS et de l’hôpital du coin, puis ceux qui sont venus du Maghreb ou d’Afrique de l’Ouest, notamment pour travailler dans la sidérurgie. Il y a une richesse culturelle à la Côte des Roses qui est assez dingue, avec plein d’histoires de partout. » En une image, « c’est un petit Barbès. »
Récolter des tranches de vies
« Dès que je suis arrivé ici, j’ai eu à documenter les changements liés à l’évolution de Côte des Roses. Il y a eu des actions dans ce sens avant moi, par Thomas Guédenet, par exemple, dont les travaux de documentation sont disponibles en ligne. » Dans ces productions, la parole des habitants côtoie l’image. Des prises de vue de la cité, de son évolution au cours des ans ainsi que des portraits, rythment les ressentis racontés au micro.
« On essaie de faire une collecte de souvenirs à travers des récits, des photographies, des objets. C’est un travail qui demande du temps, de tisser des liens », raconte Mickaël. Lui-même photographe et diplômé en journalisme, son projet se matérialise parfaitement dans ses compétences et sa vision. « On s’appuie sur ça pour créer un livre qu’on aimerait éditer en fin d’année, qui mélangera images du passé et du présent, accompagnées des anecdotes qu’on a pu enregistrer. »
Parmi les histoires recueillies, une plus symbolique que les autres incarne l’essence du projet. « Lors de la destruction d’une tour emblématique, Marie-Jo, qui y a grandi, raconte qu’au moment où la grue grattait la tour, elle faisait apparaître les différentes couleurs successives qu’elle a pu avoir au fil des années. Des motifs que seuls ceux qui y ont vécu à ces différentes époques ont connu », comme une sorte d’archéologie de l’histoire de l’immeuble et de ses occupants.
Les souvenirs, malgré le sentiment d’une fin d’époque, s’inscrivent dans une mélancolie heureuse. « Tous racontaient que cette tour était un village. Le facteur connaissait tout le monde, les enfants allaient tous ensemble à l’école », sourit-il. « Des histoires que tu peux entendre dans beaucoup de quartiers populaires, au final. »
On parle de souvenirs, donc de subjectivité. Le monde change et parfois des gens ont l’impression d’avoir été délaissés
Dans leurs témoignages, les participants dépeignent un passé idyllique dans un lieu qui sent davantage la campagne que le béton. Des champs, des cabanes en forêt, des confitures faites avec les fruits du verger. Les mères qui attendent le retour des écoliers, abritées sous le peuplier en bas du bloc, à crocheter, à papoter. Les spécialités culinaires de tous les pays offertes entre voisins… « Un esprit d’échange, de partage, d’entraide », résume la même Marie-Jo dans un des enregistrements.
Si la récolte des mémoires convoque le passé, elle entraîne invariablement un constat sur le présent, qui n’est pas toujours positif. Une sorte de « c’était mieux avant » s’exprime parfois. Il trouve son origine, selon Mickaël Stibling, dans les aléas de la vie plus que dans la réalité du quartier. « On parle de souvenirs, donc de subjectivité. Le monde change et parfois des gens ont l’impression d’avoir été délaissés par les expériences de la vie », analyse-t-il. Cette forme d’amertume ne le formalise pas, au contraire. « On ne cherche pas à tronquer leur parole. C’est un travail qu’on fait avec beaucoup d’humilité et de respect, et c’est important que s’ils ont quelque chose de négatif à dire, cela puisse avoir un écho et un impact. »
Un lien entre les gens, dans le temps et l’espace
Le focus sur le passé n’interdit pas au projet d’y investir les générations actuelles qui vivent dans une Côte des Roses en pleine métamorphose. Au contraire. « Ce travail de conservation cible des personnes qui y ont vécu un certain nombre d’années, qui ont des choses significatives à dire. Mais c’est important d’inclure aussi les plus jeunes. Surtout quand on voit tout ce que la jeunesse des quartiers populaires se prend au visage depuis quelques années », lâche-t-il.
« La parole publique est parfois très violente quand ça les concerne. » Sa mission avec eux tient presque selon lui d’une « action militante d’éducation populaire ». « En tant que travailleurs sociaux, on s’inscrit dans cette optique. On veut documenter ce qui se passe dans les quartiers, mais on veut aussi et surtout que ces jeunes se saisissent des outils pour créer eux-mêmes des objets culturels », explique Mickaël. « Qu’ils racontent eux-mêmes comment ils vivent. »
Ça touche des gens d’horizons différents, à des moments de leurs vies qui ne sont pas les mêmes
L’objectif concret apparaît alors : plus qu’un simple album photo amélioré, c’est la création de lien social qui anime le projet. « Ça touche des gens d’horizons différents, à des moments de leurs vies qui ne sont pas les mêmes. C’est toujours intéressant de porter cet échange entre les générations, même s’il y a parfois un décalage. La richesse du projet est là. »
Une fois le livre publié, une fois les souvenirs de la Côte des Roses catalogués, exposés et figés dans l’histoire de la ville, place à la phase suivante de l’expérience, sous forme d’une continuité. « Il y a beaucoup de similarités, mais aussi des disparités qui sont intéressantes, entre les quartiers populaires aux alentours de Thionville. L’idéal serait, à terme, de lier les histoires de chaque quartier les unes aux autres. » Afin de resserrer les liens entre les gens et les cités, jamais les mêmes, mais jamais totalement différents.
Ramdan Bezine
Crédit photo : Mickaël Stibling