Nassuf Djailani, journaliste, écrivain mahorais est l’invité du grand entretien du Bondy Blog cette semaine. Avec nous, il revient sur son regard sur Mayotte et la départementalisation, sur les Comores, sur leur histoire et leur actualité, à travers ses écrits. Entretien.

Extraits de l’interview avec Nassuf Djailani

Sur son rapport à l’écriture :

« Je viens d’une archipel, les Comores, je suis né dans une petite île, Mayotte, administrée par la France mais qui continue à vivre son histoire comorienne de façon apaisée, de façon douloureuse. J’ai besoin de montrer les complexités car on a tendance à vouloir résumer, parfois caricaturer, parfois condamner sans comprendre sans connaitre. Ecrire, pour moi, c’est un peu donner à comprendre comment je ressens les choses. J’écris avec la peau, avec la sensation, et j’essaie de tisser mes personnages un peu comme cela ».

Sur son envie de raconter l’histoire entre franco-mahoro-comorienne  :

« J’avais envie de dire cette histoire franco-mahoraise présentée comme étant une histoire apaisée, avec ce message qui nous est proposé « demain ça ira mieux avec ce projet départementaliste ». J’avais envie de poser ma table d’écriture dans les villages au milieu des cours des maisons pour écouter et raconter comment les habitants ressentent les choses. Les gens grimacent parce qu’ils vivent un mal être dans cette espèce de monde un peu merveilleux qu’on essaye de bâtir pour eux. (…) Je me suis posé la question de savoir s’il n’y avait pas une nécessité de dire « nous », de dire « je », de nous réapproprier l’autorité discursive, c’est à dire parler en notre propre nom et dire notre propre réalité et non pas laisser à d’autres le soin de nous définir ».

« Quand on sait que la France est présente dans l’archipel depuis 1841, on se pose la question de savoir ce qui s’est passé. Je ne cherche pas ici à chercher les responsabilités mais quand même. Qu’est ce qu’on a fait de ce projet et quel est l’horizon ultime? J’ai l’impression que c’était quelque part un sacrifice. Le projet c’est le statut de département, peu importe comment on y arrive mais on veut le paquet, l’inscription dans la constitution française, car c’était le combat de militants pro-département. Je ne peux pas avoir ce regard distant et me dire ‘bien fait pour nous ». Il y a une part de responsabilité aussi. (…) On n’a pas formé. Il eut fallu former d’abord les jeunes pour pouvoir occuper les postes à responsabilité pour la mise en place de ce projet politique, sauf qu’on n’a pas formé (…). Il aurait fallu préparer les gens. On est dans une impasse, il faut mettre le paquet sur la formation et notamment professionnelle.

« C’est une histoire humaine. Si les gens avaient pu, ils mettraient des murs autour de l’ile pour la protéger… Ce qui se passe aujourd’hui : on veut construire l’homme mahorais nouveau débarrassé de la souillure comorienne et je dis (…) « vers quoi on va ? Cet homme niveau mahorais que la France avec la complicité de certains Mahorais, veut construire, c’est un projet sans issue pour moi. Comment on élève des enfants dans ce contexte?  En leur disant qu’ils n’appartiennent pas à cette histoire-là? Je ne veux pas me faire le militant d’un rattachisme comorien mais quand même…

« Cette chose que l’on veut construire de manière artificielle, c’est une fable. Il y en a qui y croient, qui en font une vertu, un projet de vie. Ce que je tente modestement avec la littérature c’est de dire que les fables sont des fables. C’est pour, peut-être, faire comprendre une réalité beaucoup plus prosaïque, beaucoup plus violente, merdique et qu’il est urgent qu’on se regarde enfin ! J’ai été élevé enfant dans une cour au village avec des enfants de partout; les gens se sont mariés entre eux car ce sont les mêmes gens; j’ai vu des oncles épouser des femmes de l’île d’Anjouan, de la grande Comore. Ces enfants ont grandi avec moi dans la cour familiale et du jour au lendemain on nous explique qu’on a rien faire entre nous ?!

Sur les drames de l’immigration comorienne :

« Les responsabilités sont partagées, les pouvoirs comoriens successifs ne font rien. On sait aujourd’hui que dans ces bateaux qui transportent des femmes, des enfants et des hommes à Mayotte, il y a des complicités des gouvernements insulaires, c’est ça qui est tragique. Dans ce crime qui se passe là, il y a des complicités partagées, c’est ça qui est grave. Je crois beaucoup en la littéraire, en l’art pour ramener les gens vers cette beauté qu’on refuse de voir. L’urgent pour moi c’est qu’on puise s’asseoir et considérer que les insulaires circulent parce que c’est comme ça. Ces batailles de papiers il faut en finir ! »

Propos recueillis par Nassira EL MOADDEM et Fethi ICHOU

Crédit photo : Florentin COTI

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