Le sociologue français Roger Sue, professeur à l’université Paris-Descartes-Sorbonne, est l’invité du grand entretien du Bondy Blog cette semaine. Il est l’auteur récemment d’un ouvrage « La contre-société », un essai qui décrypte les transformations en cours de la société qui s’opèrent par le relationnel, l’associativité. Une société désormais horizontale, basée sur le capital humain y compris dans le travail et l’économie mais qui se heurte à la verticalité des institutions. Entretien.

Extraits de l’interview avec Roger Sue :

« On vit sur cette espèce d’illusion, défendue à droite comme à gauche, que le vieux monde va revenir. Non, il est en train de s’effondrer en particulier celui décrit sous la forme des 30 glorieuses, c’est à dire une croissance continue au-dessus des 3%, un chômage qui n’était que conjoncturel, frictionnel comme on disait à l’époque, et une mythification aussi de cette période ».

« Il faut voir que toutes les sociétés vivent autour d’un principe fondamental, une forme de religion, une forme de croyance, de structure centrale. Pour distinguer ce passage de la tradition à la modernité autour du travail, Max Weber dit : « On est passé de l’économie du salut au salut par l’économie », c’est à dire qu’on a fait de cette idée que le travail et l’économie devenaient le centre de nos existences, temporellement, matériellement et sur le plan des valeurs ».

« Le travail aujourd’hui, ce n’est plus le travail au sens d’une tâche aisément repérable, séquençable, standardisable,  avec le patron qui vous dit « tu vas faire A; B, D ». Si vous réfléchissez à cela,  tôt ou tard le robot vous remplacera. (…) Cette idée que le travail, au sens traditionnel, qui a été celui du travail industriel, relativement objectivable, il est en train de disparaitre. Du même coup, ce qui a déjà pris la place d’ailleurs, ce qui se passe sur le terrain, ce qu’on demande de plus en plus aux individus, c’est d’apporter un certain nombre de compétences autour de la notion de capital humain, de relationnel, et autour de ce qu’on appelle le travail en réseau qui n’est plus du tout objectivable et qui ne se produit plus nécessairement sur le lieu de travail ».

« Il faut se poser la question aujourd’hui de ce qui créé la richesse, ce qu’on appelle la chaine de la valeurs. On s’aperçoit que les entreprises ne sont pas nécessairement au coeur de ce qui créé la vraie richesse, à savoir le capital humain des individus (…) La créativité se fait là, parce que le travail d’exécution ne va plus exister ».

« Par exemple, la grande distribution peut supprimer du jour au lendemain toutes les caissières, elle le pourrait, à son grand profit mais elle ne le fait pas. Il se trouve qu’elle vit très bien pour les formes de marges qu’elle prend. Alors, on garde les caissières mais c’est une stupidité en soi : le boulot n’est pas formidablement gratifiant, et on pourrait faire beaucoup plus avec le capital humain des caissières, automatiser les caisses et gagner en productivité, ça ferait gagner tout le monde. Mais comme on ne sait pas comment redistribuer et qu’on n’a pas identifié quel est le coeur de la valeur aujourd’hui. La grosse part du coeur de la création de valeur, il est sur l’humain, sur la manière dont on enrichit le capital humain, sur la formation, sur les compétences, sur la manière dont les gens s’enrichissent des expériences, sur le relationnel, c’est là où ça se créée. On n’a pas les institutions qui correspondent à cette véritable économie. Qu’est ce qu’on fait de l’argent? Et bien, il tourne autour de la planète en capitaux financiers pour enrichir ceux qui en sont les détenteurs. On est dans une absurdité totale ».

« Moi j’essaye de montrer que notre économie est sous-performante, inefficace au possible. Elle pourrait être plus efficace, nous sommes à des ratios de productivité ridicules. On pourrait avoir de la redistribution sur des choses utiles qui favoriseraient le développement du capital humain, si on acceptait que le travail d’exécution vaut mieux le confier à des robots et que cette forme de travail encore envahissante n’est rentable pour personne. Comme on n’a pas de solution, mieux vaut être caissière qu’au chômage, j’en conviens, mais ça n’est pas l’avenir ».

« A force d’être si loin de ce qui se passe dans le réel, à force d’être dans l’insittuonnel qui ne correspond plus à la vie réelle des gens… Ce microcosme n’a pas fait son travail sur les évolutions, d’explication, de pédagogie… La pauvreté du débat public pour expliquer ce qui se passe depuis la fin des 30 glorieuses est affligeante ».

« La citoyenneté doit être une activité. Il faut penser aujourd’hui des formes d’intégration sur ce qui créé la richesse, le capital humain, les services, les associations. Ca marche formidablement. Ce n’est pas une utopie, ça fonctionne déjà, comme le service civique. (…) Ca rend service, ça apporte des compétence,s les gens sont ouverts, ça apporte un petit revenu, on pourrait aborder  ça rend plus citoyen (…) Je propose un service civique cumulable avec l’emploi (…). L’idée c’est  un revenu citoyen pour tous à partir du moment où on s’engage sur un statut de volontaire dans quelque chose qui est de l’ordre du service par le service notamment dans les associations, à tous les âges de la vie, cumulable avec un emploi. Mais cela ne doit pas être obligatoire. On a inventé le travail indépendant, le salariat, le salariat, la fonction publique, ilf aout inventer un nouveau statut qui existe déjà mais aux marges de la société, le statut du volontariat ». 

Propos recueillis par Nassira El MOADDEM et Fethi ICHOU

Crédits photos : Florentin COTI

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