La Force de l’ordre, une anthropologie de la police des quartiers. Comme le titre le laisse présager, il ne s’agit pas d’un roman. Il est plutôt question d’une plongée pendant plus d’un an dans le monde policier, dans un commissariat d’un quartier populaire (dont le nom sera gardé secret) et notamment avec des brigades de la BAC. « Vis ma vie de Baqueux » ?  Loin de l’émission de la première chaîne, l’observateur des communautés humaines nous livre ses analyses en sept chapitres entourés de prologue, introduction morale et autre épilogue.

Didier Fassin relate l’ennuie des gardiens de la paix qui déchantent lors de leur prise de fonctions. Ils voulaient arrêter les voyous, les bandits, les voleurs. Mais voilà, il y en a de moins en moins, alors pour atteindre les objectifs assignés par le gouvernement ils se rabattent sur les jeunes, les adolescents, les fumeurs de shit des cités et les sans-papiers : « Si l’activité est réduite le jour, elle baisse encore la nuit surtout à partir de 1h du matin, […] le bilan de cette nuit, plus animée que de coutume, n’en demeure pas moins modeste : trois appels […] ; deux contrôles d’identité (concernant sept personnes, gens du voyage et jeunes des cités) ; et tout de même quelques anecdotes qu’on pourra se raconter le lendemain, pour se plaindre de l’incivisme des gens qui dérangent la police sans raison ou pour stigmatiser les conditions de vie déplorables des Roms. ». Quand à la BAC, ce corps aussi bien admiré que redouté au sein de la police, elle répondait pour la plupart des policiers s’étant ouvert à l’ethnologue « à une volonté de rompre avec l’ordinaire du métier de gardien de la paix et de s’engager dans une pratique plus orientée vers l’action. »

Ils se voyaient héros comme dans les séries américaines, avec de l’action mais le téléphone ne sonne pas. Par moment on ne peut s’empêcher de penser au fameux sketch des inconnus sur la police. On en rirait presque s’il n’y avait pas autant de « morts pour rien », d’injustices et de malentendus, comme les circonstances troubles qui entourent la mort d’Abdelilah d’Aulnay sous Bois lors d’un contrôle… de police. Car les préjugés sont bien présents : »La police, c’est les immigrés de l’intérieur contre les immigrés de l’extérieur. » Cette jolie formule nous rappelle que la plupart des recrues sont elles-mêmes issues de milieu populaire mais rural : « les nouveaux policiers découvrent un monde qui leur est totalement étranger, qu’ils connaissent un peu par les médias et dont ils ont surtout entendu parler pendant leur formation. Tous ceux avec qui j’ai eu l’occasion d’en parler m’ont expliqué que les enseignants leur dépeignaient presque systématiquement la banlieue comme un monde hostile ». Lorsqu’à l’école de police, on leur parle de leur affectation, ils s’attendent au final à découvrir une jungle peuplée de singes. Mais une majorité d’êtres humains confrontés a de sérieuses difficultés sociales… Certainement pas. Un tel discours ne semble pas recevable, et pour cause : « la force publique est devenue l’instrument privilégié d’administration des problèmes sociaux, dans un moment où l’aggravation des inégalités auraient pu conduire à des politiques alternatives de justice sociale. Le choix de dramatiser les enjeux sécuritaires procédait des calculs électoraux par lesquels on prétendait combattre la montée de l’extrême droite en reprenant ses thèmes de prédilection. »

Didier Fassin souligne que la police est moins là pour garantir l’ordre, qu’un certain ordre. La présomption de culpabilité pesant sur la jeunesse des quartiers populaires sans qu’il n’y ait rien à redire : « En réalité, par le rapport de force qui s’institue à l’occasion des contrôles et à travers les humiliations qui les accompagnent, ces interactions font tout autre chose que de maintenir l’ordre public : elles sont un rappel à l’ordre social ; elles imposent à chacun de se trouver à sa place ; elle signifie au jeune de cité qu’il est un sujet de l’État, contrôlable à l’envi par ceux qui détiennent en son nom le monopole de la violence légitime. »

Une belle étude qui permet de mettre des mots sur le décalage entre ce que racontent les organes gouvernementaux relayés par les médias et ce que l’on peut constater chaque jour sur le terrain : « Les éléments structurels qui expliquent et perpétuent la ségrégation de populations précaires et stigmatisées, souvent d’origine immigrée ou appartenant à des minorités, sont largement éludés par les pouvoirs publics qui discréditent systématiquement l’invocation de ces éléments en les décrivant comme des « excuses sociologiques ». Ce qui échappe à la plupart des responsables politiques, c’est qu’il n’y a tout simplement rien à  excuser. Le tableau dramatique qui est fait de l’insécurité et l’escalade permanente qui oppose les partis sur cette question nient l’évidence statistique qui montre au contraire un constant recul de la délinquance et de la criminalité […] Dès lors, pour justifier le déploiement des forces de l’ordre dans ces quartiers défavorisés, il est nécessaire de créer un langage. La rhétorique de la guerre censée contrer la guérilla des cités se traduit par des opérations spectaculaires d’occupation présentées comme des conquêtes républicaine en territoire menacé. La présentation de la banlieue comme une jungle et de ses habitants comme des sauvages appelle le recours à des unités spéciales mieux formées à la chasse qu’à la procédure, se présentant elle même volontiers sous les traits d’animaux prédateurs et parfois assimilées par leur supérieur à des meutes. »

On comprend ainsi cette schizophrénie, maintenant reste a se poser la vraie question : le malade veut-il guérir et le politique ouvrir les yeux? Est-il prêt à se soigner en ayant le courage de la vérité? Rien n’est moins sûr.

Juliette Joachim

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