La loi El Khomri suscite nombre de débats, tous ont pour objet le code du travail, sans délégitimer la portée de ces questions, nous pourrions nous attarder sur ce que révèle ce projet de loi sur l’évolution de notre société…

Il n’est aucun besoin de présenter la loi El Khomri, aucun besoin de s’attarder sur ces implications, sur ce qu’elle pourrait changer dans nos vies quotidiennes ; la tâche que nous visons est d’une toute autre nature, il s’agit de contextualiser cette loi, de la mettre en relation avec un élément trop peu évoqué dans les débats actuels, l’automatisation du travail. En effet, nous ne pouvons comprendre, aujourd’hui, ni les ressorts qui ont amené ce gouvernement socialiste à mettre en place ce projet de loi, ni son enjeu fondamental sans ouvrir la question de l’automatisation du travail. Et c’est pour développer cette question que nous remontons quelques années en arrière…

La disparition de trois millions d’emplois d’ici à 2025 

Le 13 Mars 2014, Bill Gates donnant une conférence à Washington, affirmait que la software substitution, (comprendre la substitution du travailleur humain par un logiciel) allait drastiquement diminuer l’emploi durant ces prochaines décennies. Une pratique déjà à l’œuvre dans certains métro ou dans les caisses de supermarché en bas de chez vous.

Quelques mois plus tard, une étude, commandée par Le Journal du Dimanche au cabinet Roland Berger ne fera que confirmer cette tendance, mais avec des chiffres cette fois-ci, Hakim El Karoui, qui a mené l’étude*, prédit la disparition de près de 3 millions d’emplois d’ici à 2025, portant donc le chômage à plus de 24%.

Il serait par ailleurs assez illusoire de croire que cette automatisation touchera seulement les travaux manuels (semblables à ceux évoqués plus haut). Les professions dites intellectuelles seront autant impactés par ces innovations techniques qu’il s’agisse du juriste, du médecin ou encore du journaliste, une innovation déjà mise en place, en France, par le site du Monde lors des dernières élections départementales.

Émergence de la société automatique 

Une évolution de la société qui a commencé, selon Bernard Stiegler, avec le développement de la société automatique, dont la genèse pourrait remonter à 1993 et la création du World Wide Web, les www dans la barre de recherche de votre navigateur, un réseau qui a permis la montée en puissance du Big data, terme désignant l’ensemble des données laissées par nous, internautes, lorsque nous naviguons paisiblement sur les réseaux sociaux où lisons un article sur nos sites favoris. Des données dont la valeur explose aujourd’hui et qui permettent de reproduire jusqu’à un certain point les savoir-faire humains.

Il est à noter que Google, pour ne prendre que l’exemple le plus probant, n’use aucunement de théories linguistiques pour accoucher de nos recherches sur son moteur, idem pour Google traduction. C’est-à-dire que le site, ou les sites de manière plus générale ne comprennent aucunement nos requêtes, il s’agit uniquement d’un empilement de données laissées par les utilisateurs précédents qu’un algorithme va corréler afin d’obtenir le résultat de notre recherche. Et ce procédé nombre de sociétés commencent à le reproduire à grande échelle ; qu’il s’agisse de la voiture automatique ou des robots-rédacteurs du Monde évoqués plus haut.

Les possibles de la société automatique 

Face à l’automatisation de la société et du travail, nombre de spécialistes, dont Bill Gates préconisent, sans surprise, la baisse des cotisations salariales, l’assouplissement du code du travail (en France) afin que la concurrence, non plus entre pays développés et pays émergeants, mais entre hommes et machines soit plus équilibrée. D’où la nécessité dans l’esprit du gouvernement français de flexibiliser le code du travail. Et c’est sous cet angle, précis, que la réflexion autour de la loi El Khomri prend dimension toute autre.

Ce progrès obtenu durant les dernières décennies nous libère de certaines tâches, de certains emplois nocifs ; prenons pour exemple tous ces caissiers et caissières qui développent au bout d’années de gestes répétitifs le syndrome du canal carpien, les éboueurs dont l’espérance de vie « à 60 ans est de 16 ans et se situe en dessous de celle des hommes ouvriers non qualifiés en France (17 ans), et loin derrière celle de l’ensemble de la population masculine au même âge (19,4 ans) »**. Ainsi l’automatisation du travail est l’occasion de repenser les structures de notre société, en termes d’emploi, de travail, de salaires… Plusieurs possibles se dessinent, ceux portés par les défenseurs de la loi El Khomri, mise en concurrence de l’homme et de la machine ; ou alors les opposants qui usent, justement, de ces nouvelles technologies comme moyen de vivre ensemble, comme moyen pour inventer des vecteurs d’action nouveaux…

Ahmed Slama

*À lire en intégralité ici

**« Ripeurs : la pénibilité d’un métier passée au crible », Travail et changement, numéro 294, février/mars 2004. Cité par Thierry Morlet dans Les Travailleurs des déchets, éditions Érès, 2011.

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