« Uber est fier de s’installer au cœur de la Seine-Saint-Denis ». Ces mots sont ceux de Youssef Abbou, directeur du tout nouveau centre d’accueil Uber à Aubervilliers. Face à lui, plus d’une cinquantaine de personnes l’applaudissent avec vigueur, certains portant un T-shirt de l’enseigne. Le ruban rouge est symboliquement coupé par un « partenaire » chauffeur.

Petits fours et serveurs habillés sur leur 31 étaient de sortie à l’occasion de l’inauguration de la structure de 500 m2 où 21 experts seront à disposition des chauffeurs et des curieux. Les politiques, eux, n’ont visiblement pas fait le déplacement. « Nous en avons invité beaucoup, mais ils sont frileux : ils ne souhaitent pas forcément être associés à l’image d’Uber », explique Stéphane Ficaja, directeur des opérations Uber qui critique le double discours des politiques : « Ils vous disent ‘j’adore ce que vous faites’ et devant les médias disent ‘c’est insupportable ce qu’ils font’. Insupportable ».

Uber à Aubervilliers, un choix stratégique

Le choix du lieu, au cœur d’un centre commercial d’Aubervilliers, ne doit rien au hasard. « Avant cette implantation, nous avons fait des études, notamment pour savoir d’où viennent nos partenaires. La plupart d’entre eux se trouvent dans les quartiers. On avait la volonté d’être au plus proche d’eux de manière à être accessibles et répondre à leurs besoins », explique Youssef Abbou. Le jeune homme, la trentaine, originaire lui aussi du département, de Bagnolet précisément, évolue au sein d’Uber depuis deux ans. Parmi les autres critères du choix de la localisation du centre, sa position stratégique : « Nous sommes ici situés à côté des sorties périphériques de Porte d’Aubervilliers. Nous avions besoin aussi d’un parking et d’un grand espace ouvert. Ce qui n’était pas le cas dans l’ancien centre situé dans le 19e arrondissement de Paris ». Et le prix de l’immobilier local, un critère ? « Loin d’être la première des préoccupations lors des recherches », précise le directeur qui ajoute que son équipe « bosse sur ce projet depuis un an ».

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Stéphane Ficaja ne lésine pas sur les comparaisons pour vanter les mérites du service. « C’est un lieu de vie, d’échanges et d’informations, un peu comme un Apple Store : vous pouvez entrer juste pour vous renseigner ». Informer et attirer de nouveaux chauffeurs, telle est l’idée. L’entreprise entend bien se positionner comme un acteur clé dans le débat sur l’entrepreneuriat et l’emploi dans les quartiers populaires, et sur les discriminations à l’embauche, chiffres à l’appui. Selon un récent sondage commandé par Uber auprès de l’institut Harris Interactive, 55% des chauffeurs ont entre 18 et 34 ans, 39% étaient à la recherche d’un emploi avant de devenir chauffeurs Uber et enfin 40% ont un diplôme inférieur au bac.

« On donne une chance à tout le monde, c’est la règle à Uber », se réjouit le jeune directeur des opérations, ancien élève à Polytechnique. « Pour la petite anecdote, un jour un chauffeur s’est présenté. Je pense qu’il avait un problème, il n’avait peut-être pas d’argent, il était peut-être sans abri. On l’a accepté sur la plateforme. Cette personne est devenue un des meilleurs partenaires chauffeurs. On s’est dit « mais au fond qui on est pour juger ? », ce n’est pas notre rôle, c’est celui du client. C’est cela qui est beau dans ce système : tout le monde a sa chance. C’est un véritable vecteur d’insertion sociale ». Interpellés par ce récit, nous avons cherché à rencontrer ce chauffeur et avoir des détails à son sujet. Malheureusement, Stéphane Ficaja ne se rappelle plus de son nom dont la success story ainsi racontée pourrait pourtant presque faire l’objet d’un film américain.

Uber, miracle ou mirage ?

Vue des quartiers populaires, Uber offre effectivement des perspectives à de nombreux jeunes et moins jeunes dans la galère ou en quête de nouvelles opportunités économiques. Selon une étude de LegalStart, une plateforme de services juridiques, appuyée par les chiffres des greffes des tribunaux de commerce, les créations d’entreprises de VTC ont explosé en 2015 devenant le deuxième secteur de créations d’entreprises en Ile-de-France, avec en tête la Seine-Saint-Denis. En entrant dans le détail, les villes du 93 les plus créatrices de ces entreprises de transport sont Saint-Denis, Drancy, Montreuil, Bobigny, Aubervilliers et Pantin, des communes qui connaissent un  chômage très élevé. La tendance ne ralentit pas : une entreprise créée sur huit en Seine-Saint-Denis l’est dans ce secteur depuis le début de l’année 2016, une sur dix en 2015.

« On souhaite offrir une opportunité, ça peut être une première opportunité dans le monde du marché de l’emploi. C’est un moyen de comprendre ce qu’est l’entreprenariat, de se fixer des règles comme se réveiller le matin pour aller travailler. Des choses que vous ne comprenez pas quand vous êtes exclus du monde du travail », justifie Stéphane Ficaja. Les profils diffèrent. Il y a par exemple « le chauffeur de bus qui conduit de nuit à la RATP et qui, quand il se réveille à midi ne sait pas quoi faire de sa journée, il va alors conduire en Uber ». Il y a également de nombreuses femmes, se réjouit Stéphane Ficaja, « beaucoup plus que chez les chauffeurs de taxi, notamment pour la sécurité que leur permet Uber ».

C’est effectivement l’une des raisons qui ont poussé Ghania, 33 ans, originaire d’Antony (Hauts-de-Seine), à se lancer dans l’aventure. « Nous sommes tracés avec le GPS du téléphone, on connaît le client. C’est sécurisant. Je n’aurais jamais fait chauffeur de taxi, il y a beaucoup plus de risques, on ne sait pas qui est en face de nous et en plus, on manipule de l’argent liquide ». Trois ans que Ghania est chauffeur Uber : « Avant, j’étais responsable logistique import/export. Rien à voir ! », sourit-elle. Forte d’un master en entreprenariat, elle monte très rapidement sa boîte avec plusieurs chauffeurs et voitures: « Désormais après trois ans, je fais encore Uber mais moins depuis que j’ai développé ma propre clientèle ». Uber n’exige pas l’exclusivité de ses « partenaires » chauffeurs : ils ne sont pas salariés, ont un statut d’indépendant et sont nombreux à monter leur propre société.« Il faut prendre Uber comme un tremplin. Le chauffeur Uber qui au bout de plusieurs années n’a pas réussi à développer sa clientèle, je pense qu’il n’a rien compris », surenchérit un autre chauffeur. Mais pour l’Urssaf d’Île-de-France, l’organisme qui recouvre les cotisations sociales, les chauffeurs Uber ne sont pas des indépendants mais des salariés. Pour lui, Uber recrute, forme et plafonne la commission en prélevant un pourcentage. L’Urssaf a engagé des poursuites pour détournement de statut et réclame des millions d’euros au titre des cotisations non versées.
IMG_3090Thiam Lamine, ancien chauffeur d’Uber, a, lui, posé un congé sans soldes d’un an pour « tester et travailler à (son) compte ». « Je suis allé en Côté d’Azur, j’ai fait le Festival de Cannes. Quand je suis rentré à Paris, j’ai ouvert une société pour recruter des chauffeurs ». Bye-bye Uber, Thiam est devenu son propre patron, il dirige une dizaine de chauffeurs. « Les Américains donnent la chance à tout le monde, les Français, non. C’est une opportunité pour tous les jeunes de quartier ». Dans son entourage, tout le monde ou presque est chauffeur Uber. « Avant, mes amis ne trouvaient pas de travail, ils passaient des entretiens on leur disait « non » ou « on vous rappelle » mais ils n’étaient jamais rappeler. On demande à l’État de laisser les gens travailler au lieu de pondre des lois pour empêcher les jeunes d’avancer ». Le discours Uber est bien intégré.

Autre avantage avancé : l’indépendance. « Pas de contraintes, Uber ne nous impose pas de quota d’heures par semaine ». Yasmina, la trentaine, vient de Vanves (Hauts-de-Seine). Chez Uber depuis un an, elle a créé sa société de transport de personnes il y a 6 ans. « On a vraiment beaucoup de clients avec Uber. Avant je devais parfois travailler la nuit. Par exemple, pour faire les transferts entre Paris et certains aéroports. Avec Uber je peux maintenant travailler que la journée de 8h à 18h. Aujourd’hui je travaille 80% pour Uber et 20% avec ma société« . Yasmina a pourtant un parcours universitaire d’excellence et a travaillé comme ingénieure en électronique et professeure de mathématiques. Pourquoi Uber ? Parce que la jeune femme porte le voile et qu’elle souhaite aussi moduler son temps de travail. « Un jour, j’ai transporté l’un des responsables de Uber France et je lui ai demandé si mon foulard le dérangeait. Il m’a répondu : « chez nous, venez comme vous êtes ! »

Une implantation qui favorisera le recrutement des diplômés des quartiers ?

Pas de doute, le secteur crée donc de l’activité.  Pour autant, maintenant qu’elle est implantée dans le 93, que les chauffeurs viennent en grande majorité des quartiers, l’entreprise californienne va-t-elle favoriser le recrutement des personnes des quartiers pour les postes administratifs et d’encadrement dans son nouveau centre ? « Je ne saurais pas vous dire si on favorisera ou pas mais ce qui est clair… Sur chaque domaine, on a des besoins définis, ça peut être effectivement un atout de sélectionner des personnes qui sont justement au cœur du 93 et qui comprennent mieux et qui ont vécu plus ou moins l’expérience qu’ont pu vivre la majorité de nos partenaires« , tente d’expliquer Youssef Abbou.

Stéphane Ficaja joue carte sur table : « L’origine géographique ne fera jamais partie de nos critères de recrutement, assure-t-il, mais le fait que l’on soit à Aubervilliers, les gens d’ici seront potentiellement prêts à bosser avec nous« . Pas de préférence locale pour les diplômés de Seine-Saint-Denis qui souffrent plus du chômage qu’ailleurs. Le taux de chômage des bac + 2 et plus, qui s’élève à 18,8% est quasiment trois fois supérieur à celui des centres urbains proches ( 6,5%), selon le dernier rapport de l’Observatoire National de la Politique de la Ville. Par ailleurs, sur l’ensemble des titulaires d’un bac + 5 voire plus des quartiers prioritaires, 25% occupent fréquemment un emploi peu qualifié, un fait rarement constaté dans les autres territoires (5%).

Après Aubervilliers, Uber ne compte pas s’arrêter là. L’entreprise souhaite ouvrir un autre centre d’accueil, mais cette fois dans le sud de Paris. L’empire Uber trace sa route.

Leïla KHOUIEL

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