C’est l’histoire de 848 anciens salariés de la SNCF. C’est l’histoire de 848 anciens cheminots, sans le statut qui va avec, marocains pour la grande majorité, qui ont réussi à faire condamner en appel l’entreprise publique ferroviaire pour discriminations. C’est l’histoire de pères de famille aux cheveux déjà grisonnants qui ont crié victoire dans l’enceinte de la Cour d’appel de Paris. Ce mercredi 31 janvier, leur histoire est entrée dans la grande : celle des luttes sociales victorieuses de France, celle des pots de terre contre les pots de fer, celles de salariés avides de justice sociale contre leur employeur puissant.

Aucun sujet dans les 20h de France 2 et de TF1

De cette histoire, les médias dans leur ensemble en ont rendu compte : sujets radio, sites des titres de presse, papiers sur les sites d’info, Bondy Blog compris, sujets télés aussi. Il était alors évident de voir leur histoire, leur victoire racontée dans les deux journaux télévisés les plus regardés de France : les éditions des 20h de TF1 et de France 2.

En me branchant sur le journal télévisé d’Anne-Sophie Lapix, j’étais persuadée de voir un reportage. Un beau sujet. Comment la grande édition du service public pourrait passer à côté d’une telle actualité ? Comment le 20h de France 2 pourrait se passer de ces belles images de joie, de soulagement, de ces dizaines d’anciens travailleurs immigrés, enlacés dans les bras de leurs avocats et avocates ? Comment ne pas diffuser ces moments de célébrations dans une actualité si anxiogène, si difficile à pleins d’égards ? Inimaginable.

37 et 38 minutes de JT dans les 20h de France 2 et de TF1 : quand on veut faire de la place, on trouve toujours

Et pourtant, et pourtant. Aucun sujet ne sera diffusé dans le 20h de France 2. Pas même quelques images d’une brève rapide mais qui auraient eu au moins le mérite d’exister. Rien. Pourtant, ce n’est pas le temps qui a manqué : 37 minutes, c’était la durée du JT de ce mercredi soir sur la deuxième chaîne.

Ce qui paraît incompréhensible, c’est que l’édition du 13h de France 2 avait pourtant parlé de cette actualité : un reportage, donnant la parole à ces Chibanis avant le rendu de la décision de justice, relatait précisément les discriminations qu’ils ont du subir en comparaison avec leurs collègues cheminots français. Les éditions du 13h et du 20h à France 2 n’ont pas les mêmes rédactions en chef mais comment expliquer ne pas informer les téléspectateurs de cette victoire en justice après en avoir fait, comme on dit dans le jargon, « un avant-sujet »? Un non sens journalistique.

Même chose sur TF1 : 0 seconde dans son JT du soir qui qui a duré… 38 minutes ! Et là aussi, ni sujet, ni brève pour les victorieux Chibanis de la SNCF. Le sujet aurait pourtant eu sa place dans le 20h de Gilles Bouleau, juste avant le sujet social sur la grève pour la semaine de 28 heures en Allemagne, par exemple. Ou ailleurs : quand on veut faire de la place, on trouve toujours.

Une décision de justice hors-norme et inédite 

On ne parle pas ici d’une décision de justice parmi tant d’autres. Toutes pourraient être considérées comme importantes mais celle-ci est inédite : elle concerne un établissement public que tous les habitants de ce pays connaissent, à savoir la SNCF. De plus, elle confirme en appel la condamnation en septembre 2015 de l’entreprise ferroviaire pour discriminations ! Une affaire hors-norme surtout qui concerne 848 plaignants qui ont tous gagné ce procès en appel ! Sans parler du fait que la Cour est même allée plus loin puisqu’elle a également reconnu, cette fois-ci, un préjudice moral.

Dans les années soixante-dix, 2 000 travailleurs marocains ont été embauchés comme contractuels par la SNCF. Parmi eux, 848 ont gagné face à la SNCF. Quasiment la moitié ! Il faut parler à ces anciens salariés de l’entreprise ferroviaire et à leurs enfants. J’ai échangé avec l’une d’entre elle au téléphone juste après le rendu de la décision. Elle me disait la fierté qui était la sienne et le soulagement au vu du combat mené depuis toutes ces années. Une lutte qui a coûté de l’énergie à ces retraités souvent âgés et de l’argent aussi à ceux qui touchent des petits retraites en raison justement des discriminations opérées par la SNCF. Ce mercredi, dans la salle des pas perdus du Tribunal, il y avait ceux présents pour célébrer la victoire et ceux qui, bloqués devant, n’ont pas pu rentrer en raison de la foule. Certains, vivant loin, n’ont pas pu faire le voyage. D’autres de leurs camarades sont, eux, déjà morts.

Je ne sais pas si vous imaginez ce que cela veut dire pour des immigrés, des pauvres, à qui on a pendant des années fait comprendre qu’ils n’étaient pas à égalité avec leurs collègues, avec les autres, de décider de porter plainte contre la SNCF. La SNCF !

Rédacteurs et rédactrices en chef des 20h, vous êtes passés à côté d’une page de l’histoire de ce pays

Aux rédacteurs et rédactrices en chef des 20h de TF1 et de France 2, j’aimerais vous dire une chose : ce mercredi 31 janvier, vous êtes passés à côté d’une page de l’histoire de ce pays. Celle de l’immigration, celle des combats menés par des pères de familles ouvrières, celle de leurs enfants français qui ont accompagné leurs parents depuis plus de douze ans dans un seul but : obtenir justice sociale et reconnaissance de leurs sacrifices. Je pèse mes mots. 

Imaginez ces messieurs rentrant chez eux de la Cour d’appel de Paris, assis dans leur salon en compagnie de leurs familles : « Hé ma fille, mets la 2 ou la 1, ils vont sûrement parler de nous… » Dix, quinze, vingt, trente, quarante minutes plus tard : wallou, rien nada sur leurs écrans. Ils n’existent pas. Je mettrais ma main à couper que cette scène a véritablement existé dans les foyers de ces Chibanis.

Certains diront « il y a eu d’autres offres ». C’est vrai : M6, les chaînes d’infos, France 3. Raison de plus pour trouver incompréhensible que les deux grands journaux télévisés ne l’aient pas fait non plus. Surtout lorsqu’on sait à quel point ils sont prescripteurs. Qu’est-ce qui a justifié un tel choix ? Lors d’un échange sur Twitter, deux journalistes de France 2 m’ont rétorqué qu’étant donné que France 3 en avait fait l’écho dans son édition du 19/20, nul besoin d’en parler dans le 20h de France 2 au nom de « la complémentarité des antennes » du groupe. Une analyse qui ne vaut pas s’agissant de nombreux autres sujets comme les inondations, Alexia Daval pour ne citer que ces sujets d’actualité. Une telle décision de justice, ne méritait-elle pas la répétition partout ? Une telle victoire pour ces 848 personnes ne méritait-elle pas d’être rapportée à chacun des publics de ces chaînes tant elle est inédite et porteuse de sens dans un moment où les aspirations à l’égalité n’ont peut-être jamais été aussi fortes ?

Aujourd’hui, par cette décision, la justice française a rendu à ces hommes un peu de dignité. Par l’absence de sujets dans les deux grands JT du soir, la télévision les a discriminés une nouvelle fois. Après la discrimination par l’employeur, une certaine forme d’invisibilité médiatique.

Nassira EL MOADDEM

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