Dans un palais renaissance, comme il en existe de nombreux à Palerme, Leoluca Orlando reçoit dans un bureau où même une carte postale réussirait à troubler un bordel savamment organisé. L’homme est affable, avec un sens de la mise en scène et du récit qui lui confère une certaine aura sous les volutes de son havane. Issu d’une vieille famille aristocratique et noble de la province de Palerme, Orlando, après son diplôme d’avocat, s’est lancé en politique au côté de Démocratie chrétienne. Il n’aurait pu en être autrement tant la Democristiana a assuré en Italie, de l’après-Seconde Guerre mondiale jusqu’au années 80, le monopole sur l’échiquier de la politique nationale et régionale.

Elu maire de Palerme en 1985, « professore Orlando », comme les Palermitains continuent à l’appeler, restera à la mairie pendant une dizaine d’années. Il sera par la suite élu député puis député européen. Aujourd’hui Orlando, entre deux séminaires aux Etats-Unis, sa fondation et ses fonctions politiques, se plaît à recevoir et à parler, talent qu’il partage avec nombre de ses confrères.

Quelques jours après sa prise de fonction, Orlando se rend à un débat dans un quartier de la ville, le ZEN. Dans ce quartier déshérité et oublié des pouvoirs publics, les habitants vivent comme ils peuvent, avec un taux de chômage avoisinant les 70%. « Nous étions alors dans un grand garage que louait l’église pour faire la messe », dit Orlando et « là, un homme se lève et me dit que je parle beaucoup mais que finalement, je suis comme les autres un mafioso ». Orlando a attendu la fin du direct pour se renseigner sur l’identité de ce gamin d’une vingtaine d’années, qui publiquement et devant les caméras, avait proféré l’insulte suprême : mafioso.

« J’ai appris que ce gamin vivait dans le ZEN, il se faisait appeler Peppuccio u’piscaiolo (Giuseppe le vendeur de poisson) ; quelques jours plus tard, je suis allé le voir, nous avons discuté et puis Peppuccio est devenu un ami. Je me souviens la première fois qu’il est venu à la maison, ma femme lui a gentiment offert un livre, mais là, Peppuccio nous a répondu « Mais je ne sais pas lire moi ». Il ne parlait même pas italien, mais un sicilien très marqué. Aujourd’hui, il vient d’obtenir un diplôme à l’université, en droit, incroyable, non ? »

Incroyable n’est pas sicilien : trois jours plus tard, sur la terrasse d’un café du ZEN, Peppuccio u’piscaiolo nous reçoit, le décor n’a rien du palais à Orlando, mais Peppuccio est dans son élément. « Mon père, orphelin, avait été adopté par une famille de Palerme, raconte-t-il. Majordome durant de nombreuses années, ses tuteurs lui léguèrent une maison, mais avec le tremblement de terre en 1968, la maison fut détruite. Nous avons alors campé dans des tentes et puis nous sommes venus sur le quartier ZEN. J’avais 4 ans quand je suis arrivé ici, mon père a dû trouver du travail mais il est mort d’un accident rapidement, alors nous avons bossé, moi et mes frères, j’ai vendu du poisson et fait plein de petits métiers. »

A 20 ans, Peppuccio s’installe dans le quartier voisin, le ZEN 2. Construit à la base pour recevoir la petite bourgeoisie de Palerme, ZEN 2 a rapidement été squatté par ceux qui attendaient un logement. « Ma femme avait 15 ans et moi 20, nous avons occupé illégalement un appartement de ce quartier, comme l’avaient fait nos parents dans ZEN 1. »

Peppuccio se souvient du débat avec Orlando : « Nous vivions ici dans des conditions horribles, personne ne s’intéressait à nous vraiment, et les journaux chaque fois qu’ils parlaient du Zen n’en montraient que le côté négatif, tout n’était pas rose, certes, mais tout n’était pas noir non plus ». « Donc quand Orlando est venu, poursuit Peppuccio, je l’ai insulté de mafioso, ce qui est fort, mais j’ai aussi dit au préfet de police qu’il était incompétent. Durant le débat, il avait affirmé que les gens ici vivaient du trafic de drogue, je lui ai donc répondu qu’il était ou menteur ou incompétent. Soit les gens ne vivaient pas tous du trafic de drogue et il mentait, soit les gens vivait du trafic et lui n’avait rien fait pour empêcher qu’il en soit ainsi. »

Peppuccio se rappelle de la visite d’Orlando : « Orlando est arrivé avec 7 ou 8 voitures de police, son escorte, et là, les gamins sont venus me dirent : « Peppuccio le maire est venu t’arrêter ! ». Orlando a frappé à ma porte, j’ai tendu les bras pour que l’on me passe les menottes, mais il voulait seulement entrer : « On peut prendre un café », a-t-il dit. Je lui ai répondu que moi, je n’avais pas l’argent pour un café, si quelqu’un devait offrir le café c’est bien lui. Je vivais à l’époque dans un appartement avec deux fois rien, le lit et les chaises je les avais volés à l’hôpital du coin. »

La femme d’Orlando a donné un livre à Peppuccio : « Pour moi, ce livre à été le point de départ de tout, je me suis décidé à apprendre à lire et à écrire, à aller à l’université et à convaincre les gamins du quartier de suivre les études. Ici, à 14 ans, ils arrêtent l’école généralement. Aujourd’hui, je suis diplômé en droit et cette semaine je vais vous donner un exemplaire de mon livre qui n’est pas encore paru. »

Giuseppe continue à vivre dans le quartier, jamais il ne le quittera, dit-il. Alors que nous partons, il nous confie : « Si jamais on vous demande ce que vous faîtes dans le quartier, dites que vous êtes les amis de Peppuccio u’piscaiolo figlio d’Orlando (Peppuccio le pêcheur, fils d’Orlando), maintenant les gens m’appellent comme ça. »

Adrien Chauvin (Palerme)

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