« Je me suis totalement engagée pour l’Algérie, j’ai donné mon cœur et mon temps. C’est probablement la plus importante partie de ma vie », raconte fièrement, Elaine Mokhtefi, du haut de ses 94 ans. Née à New-York en 1928 dans une famille juive de la classe ouvrière, cette militante anticoloniale a consacré une large partie de sa vie à lutter pour l’indépendance de l’Algérie. Sur son chemin d’engagement, elle croise Frantz Fanon, Fidel Castro, Ahmed Ben Bella, et Mokhtar Mokhtefi, militant de l’Armée de libération nationale algérienne, qui deviendra son mari.

Rencontre avec l’Algérie à Paris

Lorsqu’elle débarque à Paris en 1951, elle était impatiente de découvrir l’histoire de cette ville dont elle a toujours rêvé. À ce moment-là, la jeune américaine était encore loin d’envisager que c’est à Paris qu’elle fera la rencontre d’un autre pays… l’Algérie.

Un an plus tard, le 1er mai 1952, elle assiste au défilé de la Journée internationale des travailleurs à Paris, et croise le chemin des syndicalistes algériens. « J’ai vu des milliers de jeunes hommes, pauvrement vêtus qui continuaient de courir et d’arriver. Je savais qu’ils couraient pour quelque chose, mais pour quoi ? J’ai découvert en lisant les journaux du lendemain qu’il s’agissait d’ouvriers algériens qui étaient empêchés de faire partie du défilé annuel des travailleurs à Paris », se rappelle-t-elle.

C’était l’une des plus grandes expériences qu’on pouvait avoir vécu au XXème siècle. C’était une guerre sans nom, une injustice telle qu’il fallait réagir et être solidaire. 

Elaine Mokhtefi est devenue une militante de l’Algérie reconnue. 

Elle s’investit très jeune pour défendre les autres, et devient rapidement attentive au sort des travailleurs algériens de la région parisienne. « J’avais été victime de l’antisémitisme quand j’étais jeune, je me sentais donc proche des victimes du racisme. Cette expérience de jeunesse a forgé ma personnalité, j’ai appris à me défendre et à défendre les autres », dit-elle, encore émue, des décennies plus tard.

À son arrivée à Paris, Elaine Mokhtefi croit en la devise du pays : Liberté, Égalité, Fraternité. Mais les événements dont elle sera témoin font mentir l’image qu’elle avait de la France se souvient-elle : « petit à petit, j’ai découvert que la France n’est pas forcément le pays de la liberté comme je le croyais. »

Militer pour l’indépendance de l’Algérie

Après avoir fait la rencontre de la cause algérienne, Elaine Mokhtefi ne ménage pas ses efforts pour servir la lutte pour l’indépendance du pays. « Je me suis ouverte aux idées progressistes, j’ai donné tout ce que j’avais. J’étais jeune, c’était devenu une cause pour moi. C’était devenu la cause, appuie-t-elle, c’était l’une des plus grandes expériences qu’on pouvait avoir vécu au XXème siècle. Une guerre sans nom, une injustice telle qu’il fallait réagir et être solidaire », décrit-elle d’une voix empreinte d’émotion.

La jeune militante participe à une conférence internationale sur la jeunesse à Accra, au Ghana, en août 1960. Elle y rencontre le penseur des luttes anticoloniales Frantz Fanon et se lie d’amitié avec lui. « Frantz Fanon était ambassadeur du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) en Afrique, avec son bureau à Accra. C’est à cette occasion que je l’ai rencontré. Il m’a beaucoup marqué », se remémore-t-elle.

On faisait tout ce qu’on pouvait pour passer les résolutions dans les congrès internationaux, dans la presse américaine, auprès de l’ONU.

Elaine Mokhtefi repart à New York en septembre 1960, où elle rejoint le bureau local du Gouvernement provisoire de la République (GPRA) et du Front de libération nationale (FLN). A tout juste 32 ans, elle est la bonne personne, au bon endroit : elle est américaine, bilingue et militante anticoloniale. « On faisait tout ce qu’on pouvait pour passer les résolutions dans les congrès internationaux, dans la presse américaine, auprès de l’ONU. Plusieurs délégations algériennes dirigées par Krim Belkacem cherchaient à convaincre de la nécessité de condamner la France », témoigne-t-elle.

New-yorkaise de naissance, Elaine Mokhtefi était d’une grande aide pour accueillir les délégations algériennes auprès de l’ONU. « Des hommes allaient et venaient au bureau. Abdelkader Chanderli (représentant du FLN au Nations Unies) me demandait souvent de leur faire découvrir New York en les emmenant dans des restaurants et cafés très simples et au Central Park. J’accompagnais par exemple Mohamed Benyahia (futur ministre de l’information) pour acheter des disques de jazz, ce sont des souvenirs très agréables ».

Au lendemain de l’indépendance : Alger, la Mecque des révolutionnaires

Le 5 juillet 1962, l’Algérie proclame son indépendance, « un symbole de liberté, cela voulait dire que tout était possible ! C’était incroyable l’espoir que donnait l’Algérie pour les autres pays qui aspiraient à l’indépendance », se souvient la militante.

L’euphorie était générale et libératrice.

Dès le lendemain de l’indépendance, la capitale algérienne ouvre ses portes à tous les « Damnés de la terre ». Alger s’érige comme la « Mecque des révolutionnaires », pour reprendre la célèbre phrase du militant anticolonialiste Amilcar Cabral, en accueillant les militants en lutte contre l’oppression coloniale, impérialiste ou raciale. Les représentants des mouvements révolutionnaires affluent à Alger : de Nelson Mandela à Che Guevara, de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) au Vietcong, en passant par le Front de libération du Québec (FLQ) aux Black Panthers, qui y établissent la section internationale du Black Panther Party. Toutes les luttes convergent vers Alger.

Tous les chemins de la révolution mènent à Alger à cette époque. 

Ses premiers pas à Alger

Pourtant, elle profite de cette joie à distance, et n’a toujours pas vu de ses yeux le pays pour lequel elle se bat : « On était chargés d’émotions, se souvient-elle, on a travaillé énormément et notre engagement a fini par payer. J’étais heureuse mais en attente de venir dans ce pays pour lequel j’ai travaillé, un pays que je ne connaissais pas, j’avais hâte de le découvrir ».

Elle quitte New-York avec l’intention de se rendre à Alger mais les choses ne se passent pas comme prévu : « je voulais venir tout de suite en Algérie mais la situation était dangereuse, alors j’ai attendu ». Elaine Mokhtefi fait référence aux attentats sanglants perpétrés par l’Organisation Armée Secrète (OAS) après la signature des Accords d’Évian le 19 mars 1962, instaurant un climat de terreur en Algérie.

J’étais très déçue par l’accaparement du pouvoir par les militaires. On avait tellement d’espoir, on croyait en la justice, on croyait que le pays allait être géré par le peuple.

C’est à la fin du mois d’octobre 1962, qu’elle débarque en Algérie, la veille du 1er novembre. Date qui commémore le début de la guerre d’Algérie : le 1er novembre 1954. Elle dépeint des festivités « grandioses » dans la capitale : « Ici et là, je voyais des Algériens que j’avais connus à New York et des progressistes français que j’avais rencontrés auparavant. L’euphorie était générale et libératrice ».

Une joie de courte durée

Grâce aux différents postes qu’elle a occupés au sein de l’administration algérienne, Elaine Mokhtefi livre un témoignage aussi personnel que politique des luttes internes au lendemain de l’indépendance. « J’ai vécu le coup d’Etat, puis le durcissement et la prise en main du pays par la sécurité militaire. J’étais très déçue par l’accaparement du pouvoir par les militaires. On avait tellement d’espoir, on croyait en la justice, on croyait que le pays allait être géré par le peuple », dit-elle d’une voix étranglée, à propos du putsch militaire orchestré par le colonel Houari Boumediene, le 19 juin 1965, qui renverse le président Ahmed Ben Bella.

En 1974, l’ancienne journaliste rejoint la liste des cibles du régime militaro-autoritaire. En s’appuyant sur la redoutable sécurité militaire, Houari Boumediene élimine peu à peu toute forme d’opposition. Après 12 ans passés en Algérie, elle est expulsée en raison de son refus de collaborer avec la sécurité militaire. Elle n’a pas voulu communiquer des informations sur une amie, Zohra Sellami, épouse de l’ancien président déchu Ahmed Ben Bella. « J’ai été expulsée d’Algérie en 1974 parce que j’ai refusé d’informer la sécurité militaire sur les activités de mon amie Zohra Sellami, l’épouse de Ahmed Ben Bella. J’ai été très ébranlée par cette tournure des événements. C’était caractéristique de la force de l’appareil sécuritaire, souterrain et omnipotent de l’époque ». La tristesse s’entend au son de sa voix à l’évocation de cet épisode.

Elaine Mokhtefi, lors d’une exposition de ses toiles. En vitrine portrait de son mari Mokhtar Mokhtefi.

Militante un jour, militante toujours

Après un interminable exil de 44 ans, Elaine Mokhtefi retourne en Algérie en 2018, quelques mois avant un nouveau soulèvement populaire en Algérie : le Hirak. Considérée par les manifestants comme une « deuxième révolution », cette résistance délivrera le peuple du régime militaire après celle qui a libéré le territoire du joug colonial le 5 juillet 1962.

À 91 ans, Elaine Mokhtefi participe à plusieurs reprises au Hirak. Elle retrouve dans ce mouvement populaire la flamme de sa jeunesse militante : « j’étais présente le 1er novembre 2020 à Alger, c’était extraordinaire et excitant. Il y avait énormément de manifestants qui réclamaient plus de justice et la nécessité de prendre leur destin en main. On croyait que c’était le début d’une deuxième révolution », confie-t-elle fièrement.

Elle conclut notre discussion avec un message d’encouragement à la jeunesse algérienne : « je suis consciente que tout n’est pas simple mais il faut s’armer de courage et de détermination, croire à la possibilité de changer les choses et surtout toujours garder espoir ».

Mokrane Smaili

Image à la Une : Mokhtar et Elaine Mokhtefi. 

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