Contrairement à certains, Antar a envie de parler de l’histoire de l’Algérie, son histoire à lui aussi, malgré les douleurs. C’est d’ailleurs plutôt celle du silence qui l’atteint le plus. « J’ai des petits enfants qui ne me questionnent pas sur cela et cela me fait mal. Je ne leur dis rien car c’est comme si je me vantais, ça ne me plait pas. » On comprend qu’Antar ne cherche pas de reconnaissance, mais exprime la nécessité de transmettre. « C’est nécessaire qu’on me pose des questions, comme vous le faites aujourd’hui. Il faut transmettre certaines choses. Cela fait 60 ans, il y a des acteurs de cette époque qui sont décédés. »

C’est nécessaire qu’on me pose des questions, comme vous faites aujourd’hui. Il faut transmettre certaines choses.

Antar est né le 1er janvier 1942 en Algérie à Sétif. Orphelin de père et fils unique, Antar vivait avec sa mère. Il passe son enfance dans sa ville natale et va à l’école française, principalement fréquentée par des nord-africains.  Rachida, sa cousine, est née à Sétif le 10 octobre 1939 mais a grandi à Alger.

En ce jour de juin 2022, la rencontre se fait dans un pavillon à Vitry-sur-Seine, chez la tante de Rachida. Installés dans le salon, ils se rappellent tous les trois des souvenirs d’autrefois. Contents que cet entretien leur permette de se retrouver. En bons Algériens, ils se chamaillent un peu, se contredisent sur certaines anecdotes dans une ambiance très conviviale. Rachida fait plus jeune que son âge. Malgré un caractère bien trempé, elle est stressée avant l’interview. Aux premières questions concernant la guerre, elle nous répond « demandez à Antar, il connait bien lui ».  Antar est de taille moyenne, aux cheveux blancs. Derrière son masque, on aperçoit des yeux clairs qui disent souvent plus que les mots.

Le 5 juillet : Le jour de l’indépendance

Antar et Rachida étaient ensemble. « On s’attendait à une issue favorable, on était optimistes mais tant que ce n’était pas fait on était sûrs de rien », se souvient Antar en parlant de la période entre les accords d’Evian qui marquent le cessez-le-feu (19 mars 1962) et le 5 juillet date officielle de l’indépendance de l’Algérie. « Le référendum du 1er juillet ayant déjà été acquis à la cause algérienne, c’était déjà un peu la fête », se remémore-t-il.  

Nous avons fait une fête au foyer nord-africain d’Orly. Les femmes ont élaboré un couscous. Il y avait des festivités, des chants, de la danse au foyer.

Après 132 ans de colonisation et presque huit années de guerre, le jour d’indépendance tant attendu est enfin proclamé au début de l’été : « On était contents, on a eu la liberté !»  raconte Rachida. « Nous avons fait une fête au foyer nord-africain d’Orly. Ils ont abattu un veau. Les femmes ont élaboré un couscous. Il y avait des festivités, des chants, de la danse au foyer. Mais pas dans la rue. On ne voulait pas de provocation quelconque », raconte Antar. Dans un climat emprunt d’oppression coloniale, les Algériens n’étaient pas en mesure de manifester leur joie ouvertement à l’annonce de l’indépendance, nous explique Antar. « Il y avait encore des restes de la guerre .»

Enfance en Algérie sous l’occupation française

Ses premiers souvenirs de démonstration de force de l’occupant remontent à la grève des huit jours en 1957. Antar avait 15 ans. Dans un contexte de révolte populaire, tous les Algériens étaient appelés par le FLN à faire une grève générale, du 28 janvier au 4 février. La mobilisation avait pour but de porter à la connaissance du monde entier la cause algérienne et de montrer la mobilisation du peuple pour le FLN. Antar raconte le saccage par les forces de l’ordre des commerces détenus par les Algériens.

Encore écolier à cette époque, il avait également fait la grève comme tous les algériens. « Celui qui était commerçant devait fermer boutique, celui qui travaillait n’allait pas au travail. Il y a eu des rafles (organisées par l’armée française). Ils sont venus, ils ont embarqué surtout les personnes de sexe masculin pour faire des vérifications, ils nous ont gardé quelques jours et nous ont relâchés. » 

A la suite de cet évènement, Antar quitte l’école pour aider sa mère financièrement. Il travaille avec un oncle au marché de Sétif. L’adolescent se débrouille en récupérant des os issus des restes des boucheries pour les chats. « Les  clients me donnaient une piecette. »

Il se souvient également d’un attentat qui eut lieu sur le marché. A la suite de cette attaque « les militaires français ont encerclé un périmètre, ils nous ont tous emmenés dans cet endroit avec des barbelés. J’ai reçu un coup de crosse sur la tête. J’avais du sang qui coulait tout le long, personne ne se souciait de moi. Ils ont fait le contrôle d’usage et ils nous ont ensuite relâchés. J’avais à peine 17 ans, j’étais un gosse ! ».

Rachida, qui a grandi à Bab El Oued, qualifie son enfance de relativement correcte en comparaison aux conditions beaucoup plus pénibles de ses compatriotes algérois qui vivaient au sein de la Casbah. Son père sourd et muet, parlait la LSF apprise à l’école française et travaillait au Port d’Alger.

Une arrivée en France pour le travail

Entre 1954 et 1962 le nombre de familles algériennes venant en Métropole augmente en raison du durcissement du conflit en Algérie et du manque de main d’œuvre en France notamment dans le secteur du BTP pour faire face aux besoins de reconstruction d’après guerre.

A son arrivée en Île-de-France en 1958, Rachida se marie. Son époux, M. Benghanem, arrivé en France à 13 ans, travaillait dans le chauffage  en plus de la possession de l’hôtel qu’il met en gérance. Rachida et Antar le surnommait le «26 », numéro auquel était situé l’hôtel. Il servait aux militants du FLN pour les réunions et les transits d’argent entre autres.

Antar arrive à 17 ans, en 1959 avec sa mère à Lyon. Il y restera quelques mois et fera une formation pour apprendre le métier de carreleur. Rachida venait d’avoir son premier enfant mais elle avait aussi les 5 enfants du premier mariage de son mari dont elle devait s’occuper.  La mère d’Antar quitte Lyon pour aider la jeune femme. Antar les rejoindra et y travaillera comme carreleur. Il habitera avec sa mère au « 26 ».

On avait un chien qui sentait de loin les policiers dès qu’ils arrivaient dans le quartier
et il aboyait.

Rachida et son mari cachaient les réunions du FLN dans la cave de l’hôtel, surveillaient l’arrivée des policiers et déjouaient les rafles. Jamais les policiers ne parviennent à surprendre l’une de ces nombreuses réunions secrètes « On avait un chien qui sentait de loin les policiers dès qu’ils arrivaient dans le quartier et il aboyait. Les militants se dispersaient », raconte Rachida.

Quand ils faisaient des rafles chez elle, elle affirme ne pas avoir eu peur : « On n’avait pas de bousculades ou autres. Les policiers étaient corrects, ils cherchaient partout dans les chambres et ils partaient », contextualise Rachida.

Militer pour le FLN en France et en Algérie

Le souvenir le plus douloureux que Rachida garde de la période de la guerre concerne sa famille restée en Algérie. « J’ai eu des nouvelles de mon frère, il avait pris le maquis. Il venait de Sétif à Alger. Il était militant. Je n’étais pas bien. Il a reçu des balles au pied et il a été emprisonné à Batna. » Comme il continuait à militer activement  au sein de la prison avec d’autres prisonniers, il avait été placé à l’isolement. Nouvelle d’autant plus difficile pour Rachida qui n’avait pas de contact direct avec sa famille. Tout lui parvenait par les Algériens voyageant entre la France et l’Algérie. Son frère restera finalement emprisonné jusqu’à la fin de la guerre en 1962.

Pour Antar, capable de lire, écrire et s’exprimer parfaitement en français, chose rare à l’époque, son rôle au sein du FLN était évident et indispensable. « Comme j’avais un peu d’instruction, j’ai mis le pied à l’étrier », raconte Antar qui est devenu militant dès son arrivée à Choisy-le-Roi. « J’ai commencé comme responsable de cellule, j’avais deux personnes sous mes ordres. »

Mes missions consistaient à collecter les fonds, gérer la discipline. Il n’y avait jamais de scandales dans les cafés.

Il gravit ensuite les échelons et est devenu responsable de secteur pour une partie du Val de Marne, notamment les villes de Choisy le Roi, Vitry, Orly, Villeneuve- Saint- Georges. « Mes missions consistaient à collecter les fonds, gérer la discipline. Il n’y avait jamais de scandales dans les cafés. C’était géré minutieusement. Le comportement des compatriotes devait être exemplaire. » 

La répression policière était constante et arbitraire sur les Algériens « Un soir j’étais avec un collègue on se baladait, il était environ 20 heures 30, le car de police se gare à côté de nous.  Ils nous ont emmenés au commissariat et on a passé la nuit pas loin du Château de Vincennes. On a été relâchés le lendemain matin. Argenté ou pas vous êtes livré à vous-même » dit-il amèrement. Des conditions d’arrestation qui 60 ans après ne passent toujours pas.

Antar devait aussi transmettre les ordres venant de la hiérarchie aux algériens, comme pour les manifestations « pour le 17 octobre on avait reçu les ordres un jour et demi avant tellement c’était gardé secret ».

Le traumatisme du 17 octobre 1961

Le 17 octobre 1961, environ 30 000 algériens manifestent pacifiquement à l’appel du FLN pour protester contre le couvre-feu imposé aux « Français musulmans » dans la métropole. La répression policière du Préfet Papon fut sanglante. Des milliers d’algériens arrêtés, certains expulsés. On parle aujourd’hui de massacre, d’une centaine d’Algériens tués ou noyés dans la Seine.

Rachida se souvient d’une frayeur. « Le lendemain du 17 octobre 1961, les policiers sont venus et ont emmené mon mari jusqu’au dépôt de Saint-Michel pour l’expulser. Il y est resté pendant une semaine. Il s’est bien défendu, il parlait très bien le français. ». Rachida s’est rendu au point de détention, les jours qui ont suivi cette arrestation  pour réclamer la libération de son mari.  «  Il a écrit une lettre et finalement ils l’ont relâché », raconte-t-elle. 

J’avais 20 ans, je ne suis pas resté pour ne pas me faire attraper. Cela m’a marqué. 

Antar lui était à la manifestation au point de rendez-vous  « J’étais à Saint Michel ce soir là, tous ceux de Choisy devaient aller là-bas et j’ai vu une jeune femme avec un enfant dans un landau se faire matraquer par la Police. J’avais 20 ans, je ne suis pas resté pour ne pas me faire attraper. Cela m’a marqué ». L’homme s’est senti impuissant et fut contraint de fuir pour sauver sa vie. Antar et deux de ses compatriotes ont remonté la Seine à pied de Saint Michel jusqu’au Quai d’Orsay pour y prendre un train  en direction de Choisy le Roi et qui passait par Saint Michel. « Le train arrive à Saint Michel, on s’est caché sous les banquettes, du mieux qu’on pouvait pour ne pas être repérés par les flics. Il y avait beaucoup d’endroits où étaient emmenés les compatriotes, la porte de Versailles, la préfecture de Paris. C’est là qu’il y a eu des morts. Et au Pont de Neuilly, Pont de Bezons aussi. »

Le premier souvenir de liberté, après l’indépendance

Rachida retourne en Algérie tout de suite après l’indépendance, heureuse des retrouvailles en famille. Mais le sujet de cette période tragique est mis sous silence  « On se voyait pendant les vacances mais on ne se racontait pas la guerre ». 

Pour Antar, cette période constitue surtout l’arrêt des oppressions policières mais correspond aussi à des désillusions arrivées beaucoup plus vite que prévu. « Tout de suite après il y a eu les gens qui ont voulu contrarier l’indépendance » regrette Antar. Il fait référence aux conflits internes entre les militants du FLN. « Des gens de la tendance de Ben Bella et Boumediene sont venus me réclamer des armes et de l’argent que je n’avais pas. Je leur ai dit de me laisser tranquille et j’ai abandonné. » Il rentre au pays la même année.

« Il y a du bien, et il y a du mal, voilà on s’est tout dit » conclut Antar, qui soixante après l’indépendance préserve un souvenir ému de cette période qu’il espère pouvoir partager encore et encore à ses enfants et petits-enfants.

Samira Goual

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