BB : “Héros”, “martyr”, “incorruptible” et même “voyant” : beaucoup de qualificatifs sont attachés à la figure de Lumumba. Quelle place a-t-il dans le panthéon des révolutionnaires selon vous ?

Lumumba, dans sa lutte, a non seulement combattu la colonisation mais il ne s’est également jamais présenté comme un Noir, mais plutôt comme un être humain face au Blanc dominant. Si l’on dépasse la question du colonialisme belge, Lumumba devient l’homme qui lutte contre l’impérialisme mais également pour la dignité de l’Homme noir. C’est pourquoi, aux États-Unis, on parle beaucoup de lui. Thomas Sankara, par exemple, s’inscrit dans sa lignée, mais il s’agit d’une figure plus locale.

Patrice Lumumba avait joint le passé et le futur. Son discours du 30 juin 1960 (le jour de l’indépendance, NDLR) -qui est resté dans les mémoires- s’articule en deux parties. Il évoque la barbarie, les pillages, les viols des filles et des mères. Il expose le passé colonial et contredit le roi belge de l’époque, Baudouin Ier : c’est la première partie. Mais le plus important, c’est ce que peut faire l’Homme noir dans la liberté. Il exalte ses capacités.

Le 30 juin 1960, lors de l’officialisation de l’indépendance de la République Démocratique du Congo, Patrice Lumumba prononce un discours fondateur. 

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’indépendance du Congo n’a pas été une révolution. Le pays a été géré de manière administrative. C’est bien parce qu’il y avait un vide au niveau des idées qu’il y a eu l’indépendance. Et au niveau des idées, Lumumba dominait tout le monde.

Si aujourd’hui vous posez la question en Afrique, Sankara n’a pas la taille de Lumumba (Thomas Sankara, est le leader révolutionnaire et anti-impérialiste du Burkina Faso dont il deviendra président en 1983, NDLR). Mandela, peut-être, arrive à son niveau. Oui, voila, Patrice Lumumba pour les Africains est aussi connu que Mandela l’est en Europe.

Cette année 2021 marque le soixantième anniversaire de sa mort. Sa famille et le Congo devraient prochainement obtenir ce qu’il reste de sa dépouille : une dent. Les conditions de sa mort ont-elles eu un retentissement particulier dans la perception qu’a le public de Lumumba?

Dans la préface de « La Pensée politique de Patrice Lumumba« , Jean-Paul Sartre lui-même le disait : « Mort, Lumumba cesse d’être une personne pour devenir l’Afrique tout entière (…) ; en lui tout le continent meurt pour ressusciter ». Mais en réalité, même avant de mourir, il passait déjà pour un mythe. C’était quasiment une religion. Il a été emprisonné à trois reprises. Alors qu’il était entre quatre murs, à chaque fois les mêmes rumeurs couraient : il aurait traversé les murs, on l’aurait vu dans telle ville, il se baladait dans tels quartiers…

Je préfère mourir la tête haute, avec la foi indestructible et la confiance profonde dans la destinée de notre pays plutôt que de vivre dans la soumission…

De son côté, plus on le maltraite, plus il est lucide. La lettre à Pauline (écrite en prison, quelques jours avant son assassinat, NDLR), sa compagne, n’est pas une lettre d’amour. C’est une lettre face à la mort. « La brutalité, les sévices, les tortures ne m’ont jamais amené à implorer la grâce, parce que je préfère mourir la tête haute, avec la foi indestructible et la confiance profonde dans la destinée de notre pays plutôt que de vivre dans la soumission en ayant renié les principes qui me sont sacrés. L’histoire prononcera un jour son jugement, mais ce ne sera pas l’histoire qu’on enseignera à Bruxelles, à Paris, à Washington ou aux Nations-Unies ; ce sera celle qu’on enseignera dans les pays affranchis du colonialisme et de ses fantoches ».

Les moyens mis en place pour le tuer sont extraordinaires. On a organisé son transfert en avion alors qu’il était déjà emprisonné. On voit à quel point mène la peur : non seulement on le transfère, on le tue, mais c’est encore la panique. Il faut encore faire disparaître son corps.

Il a fallu les efforts de la presse allemande pour connaître les détails. Sans corps, beaucoup pensait qu’il allait revenir. Les Belges ont été choqués d’apprendre que la dent de Lumumba résidait toujours en Belgique. (L’État belge finira par admettre en 2001, sa “responsabilité morale” dans la mort de Lumumba, NDLR). À travers la question de Lumumba, on relit autrement l’histoire coloniale du Congo -voire de l’Afrique. C’est pourquoi il joue encore un rôle majeur.

Cette dent a une importance fondamentale. Le noir, ce sauvage et le blanc civilisé: les 70 ans de colonisation devaient amener la civilisation alors que les Blancs découpaient les gens en morceaux. Cette dent renverse tout cet imaginaire. A travers la question de Lumumba, on relit autrement l’histoire coloniale du Congo -voire de l’Afrique. C’est pourquoi il joue encore un rôle majeur.

Dans le Congo contemporain, comment est-il perçu et surtout, a-t-il toujours un impact dans les débats intellectuels d’aujourd’hui ? 

Son image résiste à l’effacement, même s’il est peu ou pas enseigné. De 1965 jusqu’aux années 1980, sous la présidence de Mobutu (impliqué au premier plan dans la mort de Patrice Lumumba, NDLR), on ne pouvait pas parler de lui.

Entre 1963 et 1964, les partisans de Lumumba se sont rebellés. Les États-Unis et la Belgique ont mené deux opérations militaires : les opérations Ommegang et Dragon Rouge, pour enrayer la rébellion armée et déraciner profondément le lumumbisme.

Peu de partis politiques -pour lesquels la dimension tribale ou régionale prime- ont cette portée. Lumumba, lui, incarne le Congo
en entier. 

Depuis l’indépendance, tous les dirigeants exploitent Patrice Lumumba. L’image de Lumumba est nationale. Peu de partis politiques – pour lesquels la dimension tribale ou régionale prime – ont cette portée. Lumumba, lui, incarne le Congo en entier. Jusqu’à aujourd’hui, l’identité officielle se lie au village d’origine; vous devez appartenir à une ethnie pour être Congolais. Même sur la carte d’identité, on inscrit la région d’origine. On n’est pas Congolais par lien entre l’individu et le pays. Le lumumbisme, c’était le nationalisme, mais pas dans le sens négatif d’aujourd’hui.

En 2001, une commission d’enquête avait conclu à la “responsabilité morale” de la Belgique dans l’assassinat de Lumumba. Pour les Belges, l’affaire est-elle close? 

Dans la mort de Patrice Lumumba, les petites mains sont généralement connues, mais qui étaient les décideurs belges? Sur cette question les pouvoirs belges sont frileux. 

L’évolution est en train de se faire, mais de manière beaucoup trop lente. En 2012, une enquête pour crime de guerre a été ouverte. Personnellement, je ne pense pas que ce procès aura lieu du vivant des accusés. Dans la mort de Patrice Lumumba, les petites mains sont généralement connues, mais qui étaient les décideurs belges? Sur cette question les pouvoirs belges sont frileux. Le discours colonial, ici, est très personnifié. Le roi Léopold II, d’un point de vue belge, c’est un bâtisseur. Cela a encore un poids énorme.

En France, vous avez certaines rues qui portent son nom; en Belgique, c’est impossible.

N’y-a-t-il pas un square en son nom pourtant ?

Depuis 2018, sur la commune d’Ixelles, un square -ou plutôt un poteau- Patrice Lumumba existe. Vous pouvez passer là-bas sans le voir. Pourtant, cela est déjà beaucoup en Belgique. La commune, d’ailleurs, avait d’abord refusé : on a prétendu que cet endroit deviendrait  un lieu d’anarchie. En France, vous avez certaines rues qui portent son nom; en Belgique, c’est impossible.

La diaspora congolaise de Belgique mène un combat acharné depuis une dizaine d’années pour dénoncer la colonisation belge comme l’une des plus féroces. Toutes les colonies sont mauvaises, il n’y a pas à rechigner sur cela, mais la mort de Lumumba est devenu l’exemple type de l’atrocité. C’est grâce avec des mouvements comme Black Lives Matters qu’on parle de Lumumba

Quels sont les aspects encore méconnus de Patrice Lumumba selon vous ?

On pense souvent que son discours du 30 juin 1960 l’a condamné à mort. Mais il était déjà condamné. Dès 1959, il le dit et le répète en substance : « on va me tuer mais je n’ai pas peur ».

Si l’on doit prendre un point de départ qui traduit cet engagement et signe sa fin, ce serait plutot le poème qu’il a écrit fin septembre 1959 : « Pleur, Ô Noir frère bien-aimé ». A ce moment-là, on ne pouvait plus l’arrêter.

Des archives ont été perdues, brûlées, d’où la fameuse phrase que Léopold II prononça : ‘ils auront mon Congo mais il ne sauront pas ce que j’ai fait’.

Trouver des archives qui concernent cette période est très complexe en dépit de la décision de la Belgique de transférer ce qu’il restait. Des archives ont été perdues, brûlées, d’où la fameuse phrase que Léopold II prononça : « ils auront mon Congo mais il ne sauront pas ce que j’ai fait ».

La connaissance que l’on avait de Lumumba il y a encore peu d’années était tronquée. La propagande coloniale dominait encore largement le récit de sa vie. On a pu dire de lui qu’il était communiste -ce qui à l’époque était péjoratif. C’est totalement faux.

J’entends encore aujourd’hui certains académiques déclarer qu’on connaît déjà tout du passé colonial congolais. Ils mentent, ou ils sont dans l’illusion.

J’entends encore aujourd’hui certains académiques déclarer qu’on connaît déjà tout du passé colonial congolais. Ils mentent, ou ils sont dans l’illusion. Le passé colonial est encore chargé. Mais cela vaut la peine d’être connu. A quoi sert l’histoire sinon?

Il ne s’agit pas nécessairement d’un tribunal où l’on juge les méchants et les bons : connaître l’Histoire sert à ne pas revenir à certains schémas. En tant qu ‘académicien, je veux comprendre. Le Congo continue d’être un simple espace de pillage, un objet qui suscite des convoitises. Comme au temps colonial, il n’appartient toujours pas aux Congolais. Le combat de Lumumba n’est pas fini.

Propos recueillis par Méline Escrihuela

Les ouvrages de Jean Omasombo :

Patrice Lumumba. Jeunesse et apprentissage politique : 1925-1956, Tervuren, Institut africain-Cedaf ; Paris, L’Harmattan. 1998

PATRICE LUMUMBA, ACTEUR POLITIQUE : De la prison aux portes du pouvoir. Juillet 1956 – février 1960. Jean Omasombo, Benoît Verhaegen. Collection : Cahiers Africains. 2005.

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