« Je te fais la bise ! », nous dit Camille, de son vrai nom, alors que nous la rejoignons à sa table dans un restaurant asiatique du 10ème arrondissement de Paris. Une exclamation à son image : spontanée et chaleureuse. Alors que nous attendons Fredo, l’un de ses managers, elle nous pose pas mal de questions sur notre métier, notre parcours, notre vie, à croire que les rôles sont inversés. Au bout de quelques minutes, on décide de commencer l’interview. Tant pis pour Fred, il nous rejoindra en cours de route.

Mes potes de la fac ont fait toute ma culture rap en express

« Je m’appelle Sheng, je suis une artiste dont la musique est influencée par le rap. Je chante en français et en mandarin et j’ai sorti mon premier EP en juin 2022. Il s’appelle ‘Enfant Terrible’. Et…voilà », se présente la jeune femme, sommairement. Mais derrière ces trois phrases se cache un parcours plutôt original pour une rappeuse. Entre deux gorgées de duo de mangues – un dessert chinois qu’elle apprécie particulièrement – l’artiste nous parle d’une enfance marquée par plusieurs déménagements en région parisienne. Elle évoque aussi un lien très fort avec son grand-père maternel, le divorce de ses parents, son regret de ne pas parler arabe, et ses quelques années passées en Chine. Et le rap, alors ? Jusqu’ici, introuvable, nulle part.

En effet, la rencontre avec le style musical a lieu tardivement. C’est son groupe de potes de la fac qui l’y initie alors qu’elle a 18 ans : « Je suis tombée sur des mecs qui rappaient à fond. Ils ont fait toute ma culture rap en express, même 50 Cent je ne le connaissais que de nom ! Je ne viens pas d’une famille qui écoute du rap. Ma mère écoutait des chants bouddhistes et mon père Michael Jackson et Bob Marley », se souvient-elle, amusée.

Impressionnée par les freestyles de ses amis, elle ressent l’envie de faire pareil. « J’étais comme un enfant avec ses parents un peu. » À peine initiée aux beats et aux punchlines, la rappeuse en devenir décide alors de se lancer.

Les réseaux sociaux : un tremplin à double tranchant

En 2019, Sheng met un pied dans le rap game avec des freestyles qu’elle poste sur Instagram. « J’avais zéro follower, mais justement, je voulais voir si ça allait marcher, même si je n’y croyais pas trop. Je venais de commencer, mes textes n’étaient pas super bons, j’avais une voix un peu nasillarde…  »

Mais contre toute attente, elle est repostée par “1 minute 2 rap” et “le rap français”, deux comptes très suivis qui promeuvent les talents du rap français. Elle acquiert alors une petite notoriété, qui la pousse à continuer. « Je n’en serais pas là aujourd’hui sans les réseaux sociaux :  ça m’a aidé à me sentir légitime, j’ai reçu beaucoup d’amour. Je n’aurais jamais eu le courage d’aller en studio sinon. »

Alors que Fredo s’installe discrètement à côté d’elle, l’artiste mentionne le revers de la médaille. Elle commence par la misogynie, avec les commentaires sexistes sous l’un de ses freestyles (“cuisine”, “le rap, c’est pas pour les femmes”). Vient ensuite ce qu’elle appelle « un numéro d’équilibriste ». Comment produire une musique à la fois adaptée à des plateformes avides de buzz, marquées par l’instantanéité, et à la fois signifiante, en accord avec ses envies et ses besoins ? Aussi, comment se défaire des freestyles et du confort qu’ils offrent sans perdre ses followers et de potentiels fans ?

Une vocation assumée, une identité revendiquée

Ces interrogations commencent à gangréner son esprit jusqu’au moment charnière qu’a été le confinement de mars 2020. Elle se demande alors si elle doit continuer le rap ou tout arrêter. Sheng choisit finalement la première option. Et quitte à faire les choses, autant les faire bien : à elle les studios !

Une étape significative pour la jeune rappeuse jusqu’alors habituée aux face caméras dans sa chambre. « Enregistrer en studio, ça te tire de ta zone de confort. Tu t’exposes plus aux critiques, tu te rends plus vulnérable. Parce qu’en une minute de freestyle, c’est compliqué de raconter quelque chose. Dans un son de trois minutes, tu as beaucoup plus d’espace. »

Une chose en amenant une autre, le fait de travailler ses sons de manière plus professionnelle l’incite à les envoyer à sa famille en Chine. Famille qui se plaint alors de ne pas comprendre les paroles en français. Réceptive aux critiques, la jeune femme se met à pimper ses chansons avec un peu de mandarin, et moins de français.

 C’est une partie de moi, je ne vais pas l’enlever. Au contraire, ça me donne encore plus la rage !

Vu l’anecdote, cette décision pourrait paraître anodine, mignonne presque, mais elle est surtout politique. La rappeuse se dit « fière de [sa] double culture » et aimerait que ce type d’initiatives soit « plus banal ». Un souhait qui fait sens dans un contexte sociopolitique où les personnes d’ascendance chinoise sont marginalisées, et la langue officielle de leur pays d’origine moquée.

En témoigne les commentaires d’auditeurs racistes dès les premières paroles en mandarin. Mais aussi, des remarques décourageantes de la part de professionnels de la musique, aussi, qui jugent la langue peu vendeuse. Mais il en faut plus pour ébranler la jeune femme. « C’est une partie de moi, je ne vais pas l’enlever. Au contraire, ça me donne encore plus la rage ! J’ai envie de mettre du mandarin partout ! », affirme-t-elle en attrapant son xiao long bao (des raviolis chinois remplis de farce et de bouillon).

« J’essaie de parler plus de moi et moins des hommes »

Et il faut croire qu’en restant solide sur ses appuis, Sheng fait le bon choix. Elle finit par signer chez Syndicate Records (les connaisseurs reconnaîtront le label d’Oboy) en décembre 2021. Avec ce label, elle sort Enfant Terrible en juin 2022, un EP de 7 titres avec pour thème principal l’amour et ses écueils : les ruptures, la dépendance affective, ou encore les relations toxiques. Rien d’étonnant puisque les premiers textes de Sheng font écho à une rupture amoureuse qui l’a éprouvée.

Si, par son aspect intime, la rappeuse chérie cet EP, elle a envie de changement pour la suite. « Je pense que j’ai pas mal changé. Certains sons datent d’il y a deux ans maintenant. Je parlais énormément d’amour et aujourd’hui, j’ai envie de me détacher de ça. Ça m’énerve en tant que femme que les hommes prennent autant de place dans nos têtes. J’essaie de parler plus de moi et moins des hommes. »

Une musique qui évolue en même temps qu’elle donc, car il est important pour l’artiste d’être fidèle à elle-même. Comme nous le montre son premier projet, le rap est pour elle un exutoire, une « séance de psychothérapie », selon ses termes.

Le rap : une arme politique

Mais la rappeuse vise grand : sa musique ne doit pas lui parler à elle seule, mais aussi au plus grand nombre. « Écouter la musique des autres m’a tellement aidée ! Si ma musique peut à son tour aider d’autres personnes, ça me fait trop plaisir. Quand je reçois des dm qui complimentent mes chansons, je suis super touchée », affirme-t-elle des étoiles dans les yeux.

Il y a certaines choses qu’on ne tolère plus, et bientôt les grandes institutions ne pourront plus le nier

Il s’agit aussi d’imposer sur le devant de la scène les personnes racisées, peu mises en avant dans le milieu de la musique française. « On a tous pété notre crâne quand on a vu que Tiakola avait perdu aux dernières Victoires de la Musique ! », rappelle l’artiste pour appuyer ses propos. Elle se réjouit tout de même de voir que le sujet du racisme et du mépris de classe qui s’exerce à travers l’invisibilisation des rappeurs racisés prend de plus en plus de place. « Les choses sont en train de bouger, se réjouit l’artiste. Il y a certaines choses qu’on ne tolère plus, et bientôt les grandes institutions ne pourront plus le nier. »

La jeune femme compte alors sur la pierre qu’elle apporte à l’édifice, et sur celles de ses pairs qui, comme elle, se lanceront malgré leurs doutes et les bâtons qu’on pourra mettre dans leur roue. « C’est niais, vraiment, mais quels que soient vos rêves, lancez-vous ! Et surtout, ne vous sentez jamais illégitimes, genre jamais de la vie. On n’a qu’une vie ! De toute façon, dans 100 ans, on sera tous morts, donc il faut se lancer, quoi. » Un poncif ? Peut-être. Mais s’il l’a aidée à en arriver là, pourquoi pas les autres ?

Sylsphée Bertili

Crédit photo : Jérémy Beaudet

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