Article initialement publié le 24 octobre 2019

Entré discrètement dans les locaux du Bondy Blog, Luc Bronner, quarantenaire vêtu de l’infatigable duo jeans-baskets et d’un sweatshirt à capuche d’un rouge un peu délavé, rit de bon cœur à la boutade qui servira de préambule au long entretien qu’il déroulera durant deux heures devant un public venu nombreux. « Est-ce que c’est vrai que c’est dans les banlieues qu’on rit le plus ? ». Réponse, dans un éclat de rire : « Oui, il y a un sens de l’autodérision que je ne trouve qu’en banlieue ». Parce que Luc Bronner connaît bien la banlieue. Tellement bien, d’ailleurs, que ses reportages sur Tremblay-en-France furent couronnés en 2007 par le prestigieux prix Albert-Londres. Pourtant, et même s’il y habite aujourd’hui, difficile de croire que, avant 2005, de la banlieue de Paris, Luc Bronner n’en connaissait fichtrement rien.

Né à Gap, il est avant tout un enfant de la ruralité. Grandissant dans un village de 1500 habitants niché dans les Alpes, il se rappelle de lui comme d’un « élève correct » mais « passionné par l’actualité ». Ses souvenirs sont d’encre et de papier, rapidement fasciné par l’information, il explique : « J’ai toujours vu mon père lire ce journal. Il me disait qu’il apprenait en le lisant, que c’était une grande partie de sa construction personnelle. J’ai suivi naturellement la même logique d’apprentissage et d’intérêt ».  « Ce journal », c’était un rêve professionnel pour lui d’y entrer. Il y est, actuellement, aux plus hautes responsabilités de directeur des rédactions. « Ce journal », cet « objet qui arrive tous les jours, que l’on ouvre et c’est un monde qui s’ouvre avec », est le bien nommé et célèbre quotidien français Le Monde.

Il prend son poste « banlieues » 3 jours après la mort de Zyed et Bouna

« J’ai rencontré beaucoup de gens qui me disaient que faire du journalisme était une voie bouchée, qu’il fallait un réseau. J’ai voulu mettre de côté cette envie de métier ». Sa résignation fut momentanée. Il passera le concours de Science Po Grenoble puis celui de l’Ecole supérieure de journalisme de Lille. C’est un stage de 15 jours demandé durant les vacances de Pâques dans le service Régions, très peu réclamé, qui lui fera mettre son premier pied dans la rédaction du Monde. « Personne ne voulait y aller donc le chef de service était content de voir débarquer un tout jeune journaliste ». Et pour les banlieues, ce fut la même histoire.

En effet, un CDD puis une embauche en CDI plus tard, et après six ans passés au feu Monde de l’éducation, il avoue « ressentir une grosse lassitude des marronniers en la matière, malgré le fait qu’étudier les problématiques éducatives est une des meilleures façon de comprendre la société et ses fondements ». A l’été 2005, il demande un changement et propose à ses chefs la création d’un poste de reporter destiné à couvrir les angles morts du service Société, ces « thématiques transversales sur lesquelles les médias sont habituellement aveugles ». Sans bégayer, il égrène : le monde rural, les jeunesses et les banlieues françaises. « Le monde rural, j’en venais et j’ai toujours trouvé ça peu ou mal traité ; les jeunesses et les banlieues, j’ai vu un immense écart entre les discours des experts et la réalité du terrain, quand j’étudiais le fonctionnement des collèges et des lycées en périphérie de Paris ». Demande acceptée et voilà Luc embarqué dans une nouvelle aventure professionnelle.

Petit palet breton, jambes tendues et casque à la cuisse : Félix, au premier plan, avait pris ses aises

Début programmé de la mission : lundi 31 octobre 2005. Dramatique hasard des circonstances, le jeudi 27 octobre, Zyed Benna et Bouna Traoré meurent électrocutés dans un transformateur électrique, réfugiés pour y fuir la police. « L’actualité a explosé, raconte-t-il. Personne ne pouvait me guider car aucun journaliste ne s’intéressait aux sujets des banlieues à l’époque ». Il se rend à Aulnay-sous-Bois, dans le quartier des « 3000 », pour sa troisième nuit dans les émeutes, mais la tension est trop forte, « impossible de trouver un interlocuteur apaisé ». Il ne sait pas le passif, il n’a pas les codes. « La violence m’était incompréhensible. J’avais le sentiment d’être face à l’Everest, je me demandais comment j’allais raconter tout ça ».

J’allais dans les quartiers en transports en commun, pour sentir la distance

Alors, il se pose et crée sa propre méthodologie. Il s’impose une discipline d’effacement, d’être modestement le témoin et le passeur de la parole des véritables concernés et d’aller à la racine de son ignorance : « Je décide de retourner à Aulnay-sous-Bois pour comprendre le quartier. Je tombe sur un petit groupe de jeunes entre 18 et 25 ans. On a passé des après-midis entiers à parler, à les entendre rire et m’expliquer leur vie. Nos conversations étaient très intéressantes. On se vouvoyait, c’était important pour eux et pour moi car je ne devais pas cacher d’où je venais. J’étais un homme, blanc, parisien. Dès que je faisais un article, je leur ramenais, on débattait, ils pouvaient me dire s’ils étaient d’accord ou pas avec ce que j’écrivais ». Ainsi, Luc Bronner s’ancre sur le terrain, passe un temps infini et minutieux à se créer des contacts, se faire recommander. La confiance instaurée aura raison des méfiances initiales. « Ça m’a pris des mois à couvrir ces sujets. J’ai galéré ». Il fait une pause, et puis, une confession surgit : « J’avais peur par moment. Je le dis volontairement. Je pense qu’en tant que journaliste il faut dire ses émotions, car elles peuvent conditionner le mode de traitement d’un sujet ».

En 2007, lors des émeutes de Villiers-le-Bel, il mesure le contrepoids de la presse dans un pays démocratique face aux mensonges institutionnels. C’est lui qui publie le premier article qui remet en cause la version des pouvoirs publics. « En publiant cet article, je craignais ses conséquences. Et si cela embrasait davantage le conflit ? » s’interroge-t-il. Finalement, c’est presque l’inverse qui se produit. Parce qu’il demeure fondamental que la confrontation existe, celle qui ramènera l’apaisement, celle qui met en lumière la vérité des faits, non plus par la lueur de leurs flammes mais par la nécessité du récit.

Luc Bronner se sait profondément changé après ces années. « J’allais dans les quartiers en transports en commun, pour sentir la distance. C’est ça, les frontières. On passe des endroits riches aux endroits pauvres. Ma culture professionnelle m’aveuglait. Le Monde, comme tout bon journal républicain, tendait à considérer que la ségrégation ethnique n’existait pas en France. Je prenais les transports, et j’ai fini par noter que j’étais le seul blanc. Depuis, je vois la diversité et j’ai employé le mot de ghetto, jusque dans un livre* ». Il explique que ce constat, auquel tant de responsables publics restent sourds, que les politiques publiques enferment, que l’Etat enferme socialement et ethniquement ses citoyens a été, à ses yeux, « une prise de conscience forte, qu’il faut continuer à démontrer, aller chercher les statistiques, les études, les documents ».

Félix, toujours posé « oklm »

Des combats pour une rédaction diverse et pour l’indépendance du journal

En 2011, le reporter raccroche la veste et quitte le terrain. « J’allais trop loin dans ma connaissance, le décalage devenait trop grand, entre ce que je voyais et ce que je pouvais raconter. Ça posait des problèmes de sources et de preuves. La frontière devenait difficile à passer, dans un sens comme dans l’autre. J’avais besoin d’autres sujets, car la matière était difficile, très engageante et tu la portes de façon très intime ».

Lui qui arpente depuis longtemps les couloirs du journal de son enfance en est, désormais, la proue. Depuis quatre ans, il est directeur des rédactions et aime construire ses équipes « avec des compétences diverses, qui s’enrichissent les unes des autres ». Le Monde est un journal en bonne santé, aux 500 plumes et aux lecteurs qui s’accroissent et se rajeunissent. Si le « journal de référence » arrive à atteindre une rédaction équilibrée en terme de parité, il peine à la diversifier socialement, avoue Luc Bronner, qui reste confiant : « ça prend du temps, on essaye d’aller dans le bon sens ».

C’est la vision d’une presse libre et représentative qui lui sert de Nord magnétique. Cette boussole fut utile jusque dans les péripéties les plus récentes. Suite à la vente secrète d’une partie des parts de Matthieu Pigasse à un milliardaire tchèque, l’interrogation à propos de l’indépendance du journal provoque une crise interne, médiatisée par Le Monde lui-même. « Le moment était délicat, mais on devait cette clarté à nos lecteurs. On a très vite obtenu ce droit d’agrément. On a écrit un éditorial, on l’a présenté à la rédaction, qui a, en quasi-totalité, signé le texte. C’était un moment de cohésion unique, presque magique. En le proposant par la suite à nos lecteurs, notre message était le suivant : la liberté de la presse et son indépendance sont un bien commun », conclut-il.

Face aux questions qui fuseront, Luc Bronner aura la réponse longue. Il analysera, prendra du recul, sera pédagogue et reconnaîtra volontiers les erreurs et controverses qui peuvent advenir au cours d’une longue carrière. Humble, heureux de pratiquer sa profession, il réaffirmera sans cesse ce besoin d’une information de qualité face à une actualité dynamique, qu’il prend plaisir à lire ou à écouter dans d’autres médias que le sien. Cependant, il demeura catégorique et ferme sur un point : « je récuse la globalisation du ‘tous pourris’ dans la sphère médiatique. Je suis tranquille avec ma conception du métier : je défends le journalisme de Florence Aubenas, pas celui de Pascal Praud ». 

Eugénie COSTA

*La Loi du ghetto : enquête sur les banlieues françaises, Paris, Calmann-Lévy, 2010

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