Brunch de rentrée oblige, c’est au milieu des croissants et des muffins chocolat-framboise que Titiou Lecoq a fait son entrée au QG du BB. Après une visite rapide des lieux et une tasse de thé, la masterclass débute par le récit du parcours de notre invitée. Dès la tendre enfance, la femme de lettres entretient un rapport très particulier au langage puisqu’elle est dysphasique, du nom de ce trouble lié au langage oral : « Quand j’étais petite, personne ne me comprenait. » Même si c’est « un truc un peu maso » selon ses dires, elle pense que son amour du langage vient de là.

Des années plus tard, elle étudie les lettres modernes à la fac et tombe sur une professeure de rhétorique qu’elle trouve formidable. Celle-ci lui donne envie d’étudier la sémiotique, c’est-à-dire l’analyse des signes. De ses cours, une question émerge : le langage peut-il dire le réel ? Si vous voulez la réponse, il se trouve que non, que c’est une illusion. Mais de cette question peut en découler une autre : comment le journalisme peut-il raconter le réel ? Vous avez 4 heures.

Les romans et les APL, allégorie du rêve et du réel

Cette question, Titiou met pourtant bien du temps à se la poser. Toujours à la fac, la jeune femme rêve d’écrire un roman. Ce rêve, elle l’a depuis qu’elle a rencontré les romans de la Comtesse de Ségur dans son enfance. Celle-ci lui a fait comprendre que derrière chaque histoire, il y avait une personne dont le travail était de narrer ces récits. C’est alors la révélation : elle veut faire pareil – et elle le fera avec brio une demi-douzaine de fois, comme le montre aujourd’hui sa bibliographie.

Seulement, le temps que ses rêves d’enfant se réalisent, la réalité n’est pas gaie. Arrivée à la fac, la future autrice se retrouve contrainte à travailler à côté de ses études et vit grâce aux APL. A cette époque, l’argent lui fait grandement défaut – et la situation dure à tel point qu’elle ne passe au-dessus du seuil de pauvreté qu’à la trentaine. Sa motivation, elle la puise dans son objectif : écrire un roman (et dans la saison 6 de Buffy contre les vampires car Buffy était serveuse comme elle). Elle y est finalement parvenue après moult efforts. Et si, aujourd’hui, l’autrice vit convenablement, elle n’en garde pas moins des séquelles de cette époque : « Quand t’as été vraiment pauvre, tu es pauvre toute ta vie dans ta tête. »

A la fin de son master, elle vise la thèse mais n’a pas de quoi la financer. Elle pense alors à faire professeure de français, une perspective qui est loin de l’enchanter. Coincée dans une impasse, elle se résigne à choisir la dernière option. Elle passe le CAPES, mais envisager sa prochaine vie de prof la déprime vraiment. Et puis le coup de théâtre arrive, scénario qu’elle n’avait pas du tout envisagé : elle rate le CAPES. Si vous voulez la petite histoire, elle a eu 1/20 à l’oral (le jury n’était pas du tout d’accord avec son interprétation d’un texte de Duras).

Le journalisme, pourquoi pas ?

Le soulagement est intense mais elle doit quand même trouver quelque chose à faire. Elle décide alors de faire un stage aux Inrockuptibles. Grâce à une inscription bidon à la fac, elle rejoint le service télévision du média – travail qu’elle n’assimile pas au journalisme, à l’époque. « C’était un milieu très sympa », décrit-elle. Tellement sympa qu’elle y reste 10 mois au lieu de 3. Au sein de son équipe elle se fait des amies qui l’encouragent à ouvrir un blog : en 2008, le fameux girlsandgeeks.com voit le jour. A ce moment-là, c’est un peu la honte d’être blogueuse.

Mais, paradoxalement, la culture web de l’époque fait que c’est le moment propice pour le devenir. Premièrement, « on rigole trop sur Internet », affirme Titou ; deuxièmement, les avis y sont encore très homogènes. Elle en profite pour sortir du lot et adopter une écriture « punchy ». Tombée dans la soupe du féminisme étant petite, elle n’hésite pas à parler des sujets qui l’intéressent avec passion. Selon elle, une telle écriture n’aurait plus sa place en 2020 : il y a trop de colère et cette colère étouffe la réflexion. Être aussi violente qu’elle l’était il y a dix ans serait dangereux.

Or, il y a dix ans, cette façon d’écrire portait ses fruits puisque c’est grâce à David Carzon que la journaliste arrive à Slate en tant que pigiste. Au bout de quelques mois, elle obtient un CDD. Responsable de la newsletter, elle a un travail fixe et une liberté totale dans ses écrits, que demander de plus ?

Quand journalisme et activisme font bon ménage

Puis arrive 2017. Titiou voit les affiches contre les violences conjugales dont le slogan est « une femme meurt un jour sur 3 sous les coups de son conjoint ». Pour vérifier cette affirmation, elle met en place une alerte Google avec des mots-clefs. Et là, surprise : elle tombe sur des histoires auxquelles elle ne s’attendait pas. Elle découvre que les féminicides touchent toutes les classes sociales, toutes les professions, tous les âges… Elle décide alors d’entamer un décompte des femmes tuées par leurs conjoints, une première à cette époque. Libération accepte de publier ce décompte et les portraits des femmes, Slate publie un article plus global d’analyse de la démarche. Ces portraits, Titiou s’en occupe pendant 2 ans : chaque mois est publié le récit de vie d’une victime. Elle passe ensuite le flambeau à Virginie Ballet : « C’était trop dur. A chaque fois que j’actualisais ça, j’étais en larmes, puis pas bien pendant 2 jours. »

Et puis son regard sur la question ne lui plaît plus, elle sent qu’il faut « du sang neuf ». Mais Titiou n’a jamais désactivé l’alerte Google : « il y a un truc qui n’est pas clôturé », elle en est sûre. Aussi difficile fût-il de mener ce projet, la journaliste sent qu’il y a eu un réel impact : « on a changé la manière d’en parler. » Ce projet montre que militantisme et journalisme ne sont pas forcément antinomiques. Par ailleurs, nombreux sont les journalistes militants qui s’ignorent, dit-elle. Lorsqu’on titre un article sur un féminicide à l’aide des termes « drame familial » ou « crime passionnel », c’est militant : on invisibilise une victime, on minimise un crime. Le langage qu’on considère neutre ne l’est pas, il est simplement dominant.

Après Libération, changement d’ambiance : Titiou se retrouve sur BFM TV, « trop bizarre » pour reprendre ses propos. Lorsque Apolline de Malherbe l’appelle pour intervenir dans son émission du dimanche, elle est étonnée mais accepte par curiosité. Mais septembre arrive et les gilets jaunes aussi. La culture cède le pas à la politique et Titiou se désengage.

Avec le récit d’un parcours aussi mouvementé, on se permet de lui poser LA question qui fâche : « le journalisme, c’était mieux avant ? » On espère que les puristes ne lui en voudront pas, mais Titiou ne promeut pas la vieille école. Il y a 10 ans, les gens ne publiaient pas sur internet, on n’avait donc accès qu’à un avis généralisé répandu par les grands médias. Aujourd’hui, on entend des voix dissonantes et celles-ci se révèlent puissantes, efficaces et stimulantes. Notre invitée donne notamment l’exemple du féminisme intersectionnel, « une révélation » selon ses termes.

En revanche, la web culture n’est apparemment plus ce qu’elle était et trouver des articles originaux est plus difficile. Lorsqu’on connaît Titiou Lecoq, on comprend rapidement pourquoi ce manque d’originalité la frustre. Celle qui se dit obsédée par « la liberté, l’inattendu » n’aime pas être cantonnée à un domaine. A son arrivée à Slate, elle refuse les sujets féminins par peur de s’y voir enfermée. Quelques années plus tard, devinez le thème de son dernier livre ? Honoré de Balzac (1), eh oui. Si vous la trouvez audacieuse, c’est normal : vous êtes face à une grande défenseuse du culot. Si vous hésitez à vous lancer dans le journalisme, ou dans quelconque projet, Titiou vous dit tout simplement : « Putain, on peut faire ce qu’on veut ! »

Sylsphée BERTILI

(1) Honoré et moi, Titiou Lecoq, éd. Iconoclaste, octobre 2019, 256 p., 18,00€

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