Il n’y a que dans les publicités ou chez les riches qu’on achète sa voiture chez le concessionnaire. Dans la vraie vie, pour acheter ou vendre un véhicule, on utilise Leboncoin, ses réseaux sociaux, le bouche-à-oreille ou encore les traditionnelles petites affiches collées sur la vitre arrière de sa voiture. Bref, dans la vraie vie on se débrouille. Le tout légalement, évidemment.

Mon père fait partie de cette vraie vie. Il a grandi à Bondy, a commencé à travailler à 16 ans. D’abord comme apprenti électricien, puis dans tous les corps de métiers du BTP pour finalement devenir technicien de maintenance. En 2017, après 46 années de bons et loyaux services, il finit par prendre sa retraite à 62 ans.

Alors que certains changent de vie une fois à la retraite, lui décide juste de changer de voiture. Jusqu’ici, il était l’heureux propriétaire d’une Clio 2 « société ». Donc une voiture avec seulement deux places à l’avant. Un peu comme une Smart, mais avec un coffre dix fois plus grand. Et c’est justement le coffre qui avait expliqué cet achat au départ : « Quand on est dans la bricole comme moi, c’est bien utile », résume-t-il.

Une Clio 2 société, « idéale pour les déménagements et le transport de gros volumes » selon dou89ho sur Caradisiac

C’est donc sa première mission de retraité : vendre sa voiture pour en acheter une autre ; « au-delà de l’aspect pratique, symboliquement, se séparer de cette voiture c’était aussi arrêter de travailler. » Il trouve un acheteur et lance la procédure administrative qui va avec : il établit donc un certificat de cession, barre sa carte grise et dépose le tout à la préfecture de Seine-Saint-Denis. Une démarche qu’il connaît bien puisque ce n’est pas la première fois qu’il vend un véhicule. « Quand on commence à avoir un certain âge, heureusement qu’on accumule les expériences », sourit-il.

Seulement, cette fois les choses ne se passent pas tout à fait comme d’habitude. L’aimable dame à l’accueil de la préfecture lui indique que, désormais, ce service est dématérialisé. On lui demande donc de se connecter sur un site internet pour enregistrer la vente de son véhicule.

Vous avez dit Internet ? Mon père est un jeune retraité actif et connecté. Et ce n’est pas ironique ! Il sait utiliser Whatsapp, écoute des podcasts, suit des recettes de cuisine, regarde des tutos pour réparer des trucs à la maison. Bref, il se débrouille. Par contre, quand il s’agit de gérer de la paperasse en ligne c’est une autre histoire : « Je n’en suis pas encore à ce stade-là, j’estime que c’est un métier à part entière que de gérer un dossier administratif. Ce métier, ce n’est pas le mien. C’est un peu comme si on vous demandait à vous, journalistes, de changer un ballon d’eau chaude ou une serrure. Ce n’est pas votre métier du tout, ce n’est pas intuitif. »

Alors, il nous en parle à nous, ses enfants, bien plus connectés (sans vanité aucune). On essaye de se connecter sur le site de l’ANTS, agence nationale des titres sécurisés, comme la préfecture lui a indiqué. En vain. Le site présente visiblement un bug, une information qui sera confirmée à l’époque

Bon, il nous dit qu’il va retourner à la préfecture et gérer ça directement avec eux, étant donné le dysfonctionnement informatique. Voilà donc M. Midiou de retour à la préfecture de Bobigny.  Il y rencontre, cette fois, une équipe de jeunes. Ils sont engagés en service civique pour justement accompagner les gens dans cette transition digitale : « Concrètement il n’y avait plus de service ou de bureaux, j’ai été reçu dans le hall de la préfecture où des ordinateurs avaient été installés. Un petit jeune – hyper sympa d’ailleurs – s’est occupé de faire le dossier. Il a eu un peu de mal lui aussi mais m’a finalement affirmé que c’était réglé. » Très bien, affaire classée. C’est ce qu’on lui dit sur place. C’est ce qu’il nous explique en rentrant. Tout le monde est content.

Vous imaginez bien que tout cela impacte évidemment ma retraite qui n’est déjà pas extraordinaire

Ou pas. Il aura suffi de quelques semaines au nouveau propriétaire de la fameuse Clio 2 pour commettre une première infraction et le daron en est le premier informé étant donné que le PV lui est adressé… personnellement. « Le début des vrais problèmes », place-t-il en se remémorant l’histoire.

Le voilà, encore, de retour en préfecture. Cette fois, plus de services civiques, plus de service tout court. Simplement quelqu’un à l’accueil qui lui conseille de contester ces PV. On écrit des courriers à différentes institutions, on conteste les PV au fur et à mesure, par courriers recommandés notamment. Sauf que les PV reviennent et se cumulent avec les nouveaux.

Le temps passe. Malgré les démarches engagées, la situation n’évolue pas. Le problème, par contre, s’installe et prend de l’ampleur. Des huissiers entrent dans l’histoire, des menaces de saisie sont émises. Alors, mes parents décident de commencer à payer certaines contraventions, pour suspendre les procédures et calmer le jeu. Sauf que les contraventions continuent de pleuvoir.

1500 euros de PV à payer

Mon père multiplie les déplacements en préfecture mais aussi dans les trésoreries, les tribunaux de polices, dans l’espoir de trouver une solution. En vain : « A ce moment-là, on se sent totalement désemparé. Je ne savais plus quoi faire, qui alerter. »

Il tente de saisir le Défenseur des droits, une médiation est alors tentée. Un avocat tente de comprendre le dossier et lui donne quelques conseils. On lui demande des pièces justificatives qu’il n’a pas étant donné la complexité du dossier. En vain.

« A la base, je me débarrassais d’une simple voiture qui ne coûte quasiment rien, pour finalement me retrouver à payer des frais mirobolants à cause d’une erreur technique qui n’est pas de mon ressort. Entre les PV de 35 euros, 90 euros, 135 euros… En plus, ils tous majorés étant donné la situation. » La somme totale avoisine jusque-là les 1500 euros, et ça continue de se cumuler. Sans compter les énormes frais de recommandés, les déplacements à droite, à gauche. Aujourd’hui, la réponse du Trésor public est la suivante : il faut payer, puis lancer une procédure de remboursement. Encore faut-il pouvoir se permettre d’avancer une telle somme.

En plus des répercussion financières évidentes, Mohamed se plaint surtout des conséquences psychologiques : « Il faut savoir que j’ai toujours payé toutes mes factures en temps et en heure, idem pour mes impôts, mes propres PV… C’est quelque chose que j’ai toujours trouvé important. »

Ce n’est pas normal de devoir trouver des systèmes D à la place d’un service public

Au BB, on n’a pas de mal à parler à la première personne, à citer ses parents et tout mais on aime aussi la rigueur journalistique. Alors, je me suis renseignée. J’ai cherché d’autres témoignages. Et autant vous dire que je n’ai pas eu de mal à en trouver.

Devant la préfecture de Bobigny une dame, qui semble avoir près de 60 ans, s’énerve : « Aujourd’hui on nous explique que tout doit se passer sur l’ordinateur, on nous parle de transition digitale, sauf qu’on ne peut pas parler de transition à partir du moment où c’est imposé et brutal. »

Visiblement, cette problématique de la dématérialisation ne touche pas que les seniors. Léa a 24 ans se dit tout aussi concernée : « T’es là, t’achète une voiture, t’es contente et puis au final tu n’arrives pas à rouler avec légalement. Je n’ai pas réussi à gérer ma galère de carte grise en ligne. Je suis sur un ordi toute la journée pour le travail, je fais partie de cette ‘génération connectée’ et tout ça, mais vraiment c’était pas clair du tout. Ca plantait tout le temps. J’ai galéré pendant des semaines et des semaines. Du coup, je me suis rapprochée d’un garage près de chez moi qui pouvait gérer ça et hop, je l’ai payé, il s’en est occupé. Ce n’est pas normal de devoir trouver des systèmes D comme ça, alors que c’est normalement un service public. »

Du côté du ministère de l’Intérieur, on nous l’assure pourtant : tout se passe pour le mieux concernant cette transition digitale : « La dématérialisation des démarches relatives aux titres sécurisés a permis de s’adapter aux besoins des usagers en permettant plus de souplesse et d’autonomie. »

Il nous est expliqué qu’un « dispositif d’accompagnement des publics éloignés du numérique »  a été renforcé. Concernant la carte grise, les chiffres de Beauvau font rêver : « Parmi ces 30 millions d’opérations, 95 % se font de manière rapide, sans que cela ne pose aucune difficulté aux usagers. » Du coup, et ceci est une demande très sérieuse : on aimerait bien discuter avec ces usagers qui ne rencontrent « aucune difficulté. »

Louisa MIDIOU

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