Sur une terrasse, de jeunes Cubains chantent, dansent et se partagent une canette de Cristal, la fameuse bière cubaine dont toute l’île raffole. A la table d’à côté, un groupe de touristes essaie de danser en rythme. Mais les hanches sont capricieuses. Pour une raison inconnue, l’une d’entre elles leur demande s’ils peuvent interpréter l’hymne cubain. La fameuse « bayamesa » chantée tous les matins par les écoliers dans toutes les cours de récréation du pays. Ils s’exécutent tous avec joie, sauf un. Il ne chantera pas et s’éloignera le temps que durera l’hymne. Quand on lui demandera pourquoi, il ne répondra que par un soupir et un mouvement de la main.

Janvier 1959 – janvier 2019 : Cuba célèbre le 60ème anniversaire du « triomphe de la révolution ». Une révolution menée, entre autres, par Fidel Castro, Ernesto « Che » Guevara et Camilo Cienfuegos, respectivement 32, 30 et 26 ans à l’époque. Celle-ci est omniprésente, sur les murs, souvent décrépits, sur les routes… partout on exalte la révolution et ses jeunes révolutionnaires. Partout on rappelle que Cuba n’appartient qu’aux Cubains.

Si chez nous, Che Guevara est celui qui illustre le mieux la révolution de 1959 à coups de casquettes et autres mugs et clés USB à son effigie, pour les Cubains, il n’est pas le préféré, loin de là. L’icône, toutes périodes historiques confondues, c’est José Marti. Il est le créateur, en 1892, du « parti révolutionnaire cubain » et le représentant de la lutte contre le colonisateur espagnol. Toutes les villes ont leur parc José Marti. Et Fidel Castro se réclamera de sa pensée.

Statue de José Marti, centre de la Havane

Va le voir, il a combattu pendant la révolution !

Fidel Castro qui arrive d’ailleurs juste derrière lui dans la liste des héros de la nation, avec son frère Raul. Viennent ensuite Camilo Cienfuegos et enfin Che Guevara. Quelques cubains se plaisent à rappeler que ce dernier n’est pas né cubain. D’origine argentine, il fut reconnu « citoyen cubain de naissance » en février 1959 en raison de son rôle dans le triomphe de la révolution.

De ces héros et de cette période, les plus anciens peuvent vous en parler pendant des heures. Et même vous évoquer quelques bribes de l’ère Batista en bonus. Dans toutes les villes vous trouverez quelqu’un qui vous dira : « Va voir un tel, il a combattu pendant la révolution ! ». Chez les plus jeunes, très peu politisés, il n’est pas toujours facile d’aborder le sujet.

Certains fuient la discussion, comme ce chauffeur qui dira dans un rire nerveux et le pouce levé « à Cuba, tout va très bien et en plus tout est gratuit ». D’autres ne sont pas du tout intéressés par la politique, parce que disent-ils, ils sont beaucoup trop occupés à essayer de vivre. L’embargo imposé par les Etats-Unis depuis février 1962 asphyxie littéralement le pays et affecte les habitants de l’île dans leur vie quotidienne. Les pénuries sont constantes. La dernière en date, en décembre dernier : une pénurie de pain due à la difficulté d’acheter et de remplacer les pièces défectueuses des machines transformant le blé importé en farine.

« A bas l’embargo » sur un mur de Santiago de Cuba, à l’est de l’île

Et il y a ceux qui ont confiance en l’avenir de leur île. Dans un bar de la Havane, Claudia parle sans complexe des « héros de la révolution » mais souhaite aussi qu’on évoque d’autres héros.

Je suis née dans les années 90 et pour moi, tous ceux qui ont réussi à élever leurs enfants durant la période spéciale sont aussi des héros.

La période spéciale, c’est la période qui a succédé à l’éclatement de l’URSS et donc à la fin de l’aide soviétique. L’économie cubaine, jusque-là sous perfusion du géant communiste, a dû faire face. Les pénuries se sont succédées durant plusieurs années. De ces années grises, elle se rappelle que l’Etat n’avait plus les moyens de payer les professeurs et qu’en guise de cours, on diffusait aux élèves une cassette vidéo de cours enregistré. « De La Havane à Santiago, tout le pays avait le même professeur », dit-elle dans un rire.

La santé et l’éducation gratuites, fiertés et totems de Cuba

Aujourd’hui, Claudia vit avec Ernesto, son mari, dans un petit appartement de la capitale. Ils savent qu’ils ont de la chance de pouvoir se payer un appartement et vivre seuls quand beaucoup de jeunes couples sont contraints de vivre chez leurs parents par manque de moyens. Tous deux soulignent qu’avec le salaire moyen de 20CUC (environ 17,50€), il est impossible de vivre, d’où l’économie souterraine. « Elle est très importante à Cuba, expliquent-ils. Ça va être, par exemple, le boulanger qui va voler de la farine ou des œufs à son travail pour les revendre ». 

Claudia rappelle toutefois que la révolution est jeune et que l’embargo américain fausse la situation. Elle dit avoir foi en l’avenir de son pays et note les progrès qui ont été faits en termes de santé et d’éducation.

A Cuba, l’espérance de vie est aussi élevée que dans les pays développés, le taux de mortalité infantile s’approche de celui des pays d’Amérique du Nord et le nombre de médecins pour 1000 habitants a augmenté de 695% en 54 ans. Niveau éducation, en 2012, le taux d’alphabétisme des adultes était de 99,75% selon l’UNESCO. Cuba est connu pour la formation de ses médecins ; l’envoi de médecins à l’étranger constitue d’ailleurs la principale ressource de l’île. Jadis, cela a aussi été une manière de faire de la politique, Cuba en a envoyé en Algérie après l’indépendance pour compenser les départs de médecins français puis plus tard, en échange de pétrole. Plus récemment, sur demande de l’ONU, Cuba a envoyé un grand nombre de médecins afin de pouvoir lutter contre le virus Ebola au Libéria et en Sierra Leone notamment.

La révolution a énormément investi dans ces deux domaines. Mais si la population est soignée et éduquée, elle n’en demeure pas moins pauvre. Et surtout demanderesse de libertés à l’instar de Yoani Sanchez, journaliste à la tête du média en ligne 14ymédio qui n’a de cesse de critiquer et d’interpeller le régime sur les réseaux sociaux. 60 ans après la révolution, il n’y a toujours qu’un parti unique et des médias sous monopole étatique…

Malgré les difficultés pour se connecter à Internet sur l’île, les Cubains voient le monde évoluer et surtout les Etats-Unis tous proches et sa société de consommation à outrance comme pour les narguer. Avec le développement du tourisme, la possibilité de se mettre à son propre compte, les inégalités se creusent entre ceux travaillant dans l’industrie touristique, qui gagnent mieux leur vie et les autres, mettant à mal les fondements mêmes de la révolution.

Si la levée de l’embargo ne semble pas être à l’ordre du jour du président américain, la nouvelle constitution cubaine apportera peut-être à l’île le renouveau nécessaire. « Hay que esperar* » donc. Et ça, les cubains ont l’habitude.

*« il faut attendre »

Latifa OULKHOUIR

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