Me voilà rentrée de Louxor, ville du sud égyptien, l’ancienne Thèbes, connue pour ses trésors de l’Egypte pharaonique, ses archéologues occidentaux chapeaux d’Indiana Jones vissés sur la tête, ses bus de touristes, son armada de bateaux de croisière amarrés sur les rives du Nil. Là-bas, c’était un petit peu le paradis. Cela faisait longtemps que je ne m’étais pas sentie aussi bien. Non que la capitale égyptienne me fasse à ce point souffrir. Mais c’est assez agréable de faire une pause klaxons à 10 000 décibels et de se débarrasser pour quelques jours de la fumée de gazole qui pollue les narines.

Dans le quartier où j’avais élu domicile, sur la rive ouest du Nil, on entendait les oiseaux gazouiller, les gens se promenaient tranquillement à vélo (chose impensable au Caire) et l’on pouvait traverser la chaussée sans risquer sa vie. Les tagines proposés par les gargotes égalaient presque ceux de ma maman. Et, ô miracle ! de la verdure partout dans la ville. Des champs de canne à sucre éparpillés autour de la cité, des plantations de bananes, de maïs. Bref un air de campagne pendant deux semaines où nous avons eu des cours délocalisés.

J’ai réussi à lier sympathie avec le propriétaire d’un des hôtels de la rive ouest : Khaled de l’hôtel Fayrouz. Un charmant endroit où j’avais pris possession de la table la plus au fond de la terrasse : un peu frais le soir, mais un vrai régal l’après-midi lorsque les rayons du soleil tapent sur le visage. On y sert un mémorable jus d’orange frais. Et puis surtout, j’y avais une connexion internet à volonté. Pas de meilleur endroit pour travailler sereinement loin du chaos et du brouhaha de la capitale.

A Louxor, j’ai rencontré Ahmed. Ahmed est peut-être le prénom le plus commun en Egypte. Le répertoire de mon portable en est plein. J’ai été obligée de les « ramsésiser » : Ahmed I, Ahmed II, Ahmed III… L’Ahmed de Louxor a 16 ans. On lui en donnerait quatre de moins. Le docteur Boutros Wadi qui officie à Louxor et dans ses environs, nous l’avait bien dit: les jeunes de la Haute-Egypte ont de grands problèmes de malnutrition ayant pour conséquence des retards importants de croissance.

Les chiffres publiés par les Nations unies font froid dans le dos : malgré une croissance économique qui oscille entre 5 et 7% selon les sources, un rapport du PNUD (Programme des Nations unies pour le développement) révèle en novembre 2009 que plus d’un tiers des enfants d’Egypte sont mal nourris. Ahmed, lui, mange un sandwich acheté sur le chemin du travail, puis, durant sa pause déjeuner, fouls (fèves), tahina (purée de graines de sésame) taameya (falafels) et cochary (mélange de pâtes, riz et lentilles le tout dans une sauce tomate épicée). Le soir, Ahmed précise qu’il ne mange rien.

Cet adolescent étudie au lycée agricole de Louxor situé dans le village d’El Qorna sur la rive ouest. En réalité, il n’y est qu’inscrit. Il n’assiste pas aux cours : « Je n’y vais que pour pointer aux examens, c’est tout. » Ahmed fait une autre révélation : « J’achète mes diplômes. Je fais cela depuis des années, et je ne suis pas le seul. Les jeunes à 85% dans ma classe payent les professeurs pour réussir. Je pointe aux examens, mets mon nom sur la copie et ça s’arrête là. Tout ici se fait « taht tarabeza » (sous la table). Les seules qui ne payent pas leur diplôme ce sont les filles qui assistent, elles, aux cours et qui passent réellement leurs examens. »

La combine coûte environ 200 guinées (environ 25 euros), selon les dires d’Ahmed. Une pratique dont m’avait déjà parlé un autre Ahmed, rencontré à Port-Saïd. Appartenant à une toute autre classe sociale, beaucoup plus élevée, et étudiant à l’université, Ahmed disait payer pour réussir ses études. Ahmed de Louxor n’est pas motivé à se rendre en cours. L’un de ses manuels scolaires porte sur l’« Education des abeilles et des vers à soie ». Les métiers de l’agriculture ne sont peut-être pas faits pour lui.

Il ne va donc pas au lycée. Mais il travaille. Comme garçon de main dans une usine de la ville. Son travail : apporter le thé aux salariés de l’entreprise et autres petites tâches. Tout cela de 8 heures du matin jusqu’à 18 heures le soir. Il reçoit 200 guinées (25 euros) par mois, auxquelles s’ajoutent les pourboires de chaque jour. Avec l’argent qu’il gagne la journée, il se paye ses sandwichs et des recharges pour le portable.

Le salaire, il le donne à sa famille. « C’est normal, il faut bien aider les parents », dit-il d’un ton sérieux. Ahmed étonne par sa maturité. Il nous reçoit chez lui, nous offre le thé, conseille à son petit frère de ne pas rentrer trop tard, nous parle politique. « Ici vous savez, il n’y a aucune démocratie. On sait qui gagnera les prochaines élections », lance-t-il d’un ton résigné.

Son avenir : il l’imagine, ici, à Louxor. Epousera-t-il une Européenne, comme le font des centaines de jeunes de la ville en contact avec les touristes ? « Non, répond-il. Je n’aime pas cette mentalité. C’est contraire à notre religion et je veux que mes parents soient fiers de moi. Je sais que beaucoup de garçons ici en ont envie mais pas moi. Je voudrais me marier avec une fille de chez nous. »

Nassira El Moaddem (Le Caire)

Paru le 16 février 2010

Nassira El Moaddem

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