Le théâtre Mariisky présente la très romantique œuvre du chorégraphe italien Filippo Taglioni : La Sylphide, écrite en 1832 et présentée pour la première fois à Copenhague, le 28 novembre 1936. Ce soir, la pièce est dirigée par le chef d’orchestre Valéry Ovsyanikov, fidèle au Mariisky depuis les années 90. À cinq minutes de la fermeture des portes, un jeune homme qui fait les cent pas me propose une place à quelques centaines de roubles (l’équivalent de 6 euros). Je prends.
En Russie, peu importe le jour, la saison, l’heure ou l’œuvre, théâtre comme ballet sont encore de grands Arts, traditionnels, mais très actuels, et profondément respectés. Il est tout simplement impensable de débarquer en basquet, comme je le fais, après avoir passé la journée à marcher le long des quais de la « Venise du nord ».
Daria m’a d’ailleurs dit que par respect pour le théâtre avec un grand « t », le ballet avec un grand « b », mais aussi pour les comédiens, les danseurs, le bâtiment lui-même (très souvent majestueux) et les gens qui l’ont construit, chaque femme prévoit dans son sac une paire d’escarpins, qu’elle enfilera à l’entrée pour remplacer les bottines bien souvent enneigées. « De la boue dans un théâtre ? Non, non… Ça ne le fait pas. »
Je suis placée tout en haut, dans la Galerie, au centre. J’arrive en retard et bouscule tout le monde. Ce sont des bancs, ils vont devoir se serrer pour me laisser une place. Les rangs du haut sont comme chez nous, réservés aux petits budgets, ou aux places de dernières minutes. Mais à l’heure de l’entracte, lorsque les visages voisins se révèlent, c’est toute une Russie qui est dévoilée. Car c’est toute une Russie qui va au théâtre, voir un ballet.
Ici, le ballet est loin d’être cette pièce inabordable et prétentieuse que l’on connaît en France. Allez au ballet ne paraît pas dépassé, désuet, on le respecte. Comme tout le théâtre vivant d’ailleurs, qui tient une place capitale dans la culture russe. À mes côtés, une dame d’un certain âge, dont la moustache dépasse toutes les espérances du jeune adolescent, sa fille, aveugle d’un œil. Elles tiennent toutes deux le programme entre leurs mains, et attendent que la fête reprenne, que les lumières les rideaux s’ouvrent. Elles portent un chemisier simple, à fleurs, et, en baissant les yeux au sol, je remarque qu’elles sont chaussées de Crocs blanches.
La cloche sonne et les flashs des appareils photo s’éteignent. Une dernière quand même, là, devant la fresque. En bas, juste derrière l’orchestre, les femmes se rassoient très soigneusement, au risque de faire craquer leur robe rouge, ou verte. Un dernier selfie d’Ipad et la pièce reprend, Acte 2, le dernier ; les décors ont changé.
Le personnage de la sorcière virevolte devant son chaudron, elle empoisonne le voile de la Sylphide. Le ballet de ce soir n’a pas de langue, pas de texte. Il s’exprime par la danse et un orchestre qui permettent de frissonner à plus de 2800 kilomètres de sa langue natale.
Il n’a pas de classe non plus. Enfin si puis que les places sont classées par catégories. Mais à la fin du spectacle, l’applaudissement n’a pour sûr, lui, ni langue ni classe. Tous se confondent, renversés par tant de beauté, de délicatesse. Les danseurs saluent, rient, et reçoivent deux énormes bouquets de fleurs avant de disparaître en coulisses, sur les pointes.
On rallume son portable et on tire sur son chignon. Dehors la nuit est loin d’être tombée à Saint-Pétersbourg, et la rue Dekabristov est noire de chauffeurs privés, bus, et taxis qui s’impatientent. Certains rentreront à pied et les divisions, les injustices reprendront leurs droits, mais l’espace de deux heures, sous les projecteurs et la protection du lustre endiamanté, la magie a fait son effet.
Alice Babin
Ce soir au grand théâtre de Saint-Pétersbourg, c’est ballet
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