« Trois grammes de Super Skunk [type de marijuana très populaire aux Pays Bas] et une orange pressée, s’il te plaît. » Ces mots-là sortent naturellement de la bouche de Harry, un habitué du Paradox, coffee-shop du quartier Jordaan. Aux Pays-Bas, la consommation de drogues douces est dépénalisée et a lieu dans les célèbres coffee-shops. Il y en a 234 dans les rues d’Amsterdam, très exactement. Ils sont une attraction touristique pour plus d’un quart des 4,5 millions de visiteurs annuels, selon le Service de recherche et de statistiques de la mairie.

Un commerce lucratif mais aussi fortement réglementé. Sont interdites : la publicité sur les drogues en vente, l’entrée des mineurs, la vente de plus 5 grammes par transaction, la vente ou la présence de drogues dures (dont l’alcool). Ludo, le propriétaire, semble respecter ces règles strictes, au moins s’assure-t-il que des mineurs ne fréquentent pas son établissement en me demandant mon âge.

A partir du 1er juillet, les règles se durcissent encore, avec l’interdiction de fumer du tabac dans tous les lieux publics. Le cannabis garde son statut de drogue douce dépénalisée, le tabac entre dans le cercle des dures, autrement dit, interdites. Le consommateur ne pourra rouler des joints qu’avec de l’herbe, sans adjonction de tabac, ou fumer des pipes sans ajout de tabac. En me montrant la lettre qu’il a reçue du gouvernement quelques semaines auparavant, à laquelle il ne comprend rien, Ludo explique sa délicate situation : « Je ne peux pas prévoir le futur, je ne sais pas comment les choses vont évoluer. Peut-être que nous aurons moins de clients consommant sur place, mais ils ne changeront certainement pas leurs habitudes de consommation. »

Autre coffee, autre ambiance. Surprise : ces endroits ne sont pas les lieux glauques de débauche que je m’imaginais. Le Hulp en est un parfait exemple. Salon à la marocaine, serveur aux jolis yeux verts, délicieux thé à la bergamote. J’en oublierais presque que la grande majorité vient plus pour la carte de hashish et d’herbe que pour les boissons. Ici, Mohamed et Harold non plus ne comprennent pas le but de la nouvelle loi.

« Si le gouvernement veut faire des économies sur les cancers des poumons très bien ! D’ailleurs, ça va peut-être m’aider à fumer moins de cette merde, dit Mohamed désignant du joint son paquet de cigarettes. Mais fumer un joint ce n’est pas la même chose. Ce n’est pas nocif pour les autres. Autoriser à fumer dans les coffee shops, ça a permis de contenir la consommation dans des endroits publics. Si on interdit aux gens de fumer des joints [avec du tabac], ils fumeront dehors, et deviendront plus marginaux. »

Nemo, dont le regard va bientôt m’envoûter, à moins que ce ne soit les vapeurs de marijuana, partage l’avis de ses clients. Dans ce coffee-shop, le patron a opté pour un fumoir hermétique et ventilé d’au moins 35 m2 auquel les salariés n’auront pas accès, comme le propose le gouvernement. « C’est vrai que ça va coûter cher au patron de faire l’installation : 3000 euros juste pour les parois en verre. Mais pour moi non plus ça ne va pas être drôle, je vais passer mes journées tout seul derrière mon bar. D’habitude les gens viennent discuter, mais là, ils viendront commander et retourneront fumer à leur table. Je ne serai pas autorisé à les servir. »

Lui pense à une autre solution, plus activiste : appeler la police pour faire constater qu’un client ne respecte pas l’interdiction. A priori, les seules personnes visées par les amendes sont les propriétaires, de 300 euros pour une première infraction à 2400 pour la quatrième récidive. Ils ont le droit de faire constater à la police le non respect des règles par des clients, après trois rappels à l’ordre. Alors Nemo rêve de voir la police débordée par les appels de patrons, faussement fatigués de répéter à leurs clients d’extraire de leur joint le tabac, devenu illicite.

Difficile de trouver un défenseur de cette loi, ailleurs qu’au sein du gouvernement de coalition, dirigé par Jan Peter Balkorende. Pour les patrons de coffee-shops et le Bond van Cannabis Detaillisten (organisation syndicale des détaillants de cannabis), elle est le résultat d’une politique de plus en plus intolérante. Un autre texte, moins connu des commerçants mais bien plus menaçant, actuellement en cours d’élaboration par le gouvernement, tente de légiférer sur la distance entre un coffee shop et les écoles. La distance la plus restrictive, 500 mètres, ferait fermer plus de 90% des coffee shops d’Amsterdam. Comme la ville ne délivre plus de licences pour ce genre d’établissement, la survie de l’exception amstellodamoise serait en danger.

On ne sait pas si Jan Peter Balkorende a déjà fumé un joint, s’il a avalé la fumée ou s’il a crapoté. Mais une chose est sûre : il souhaite clairement mettre un terme à la vente et la consommation de cannabis dans son pays. Mais comme le déclarait anonymement un membre du l’exécutif hollandais : « La vente de cannabis draine beaucoup de touristes aux Pays-Bas, il serait stupide de mettre fin à une telle manne. »

Bouchra Zeroual

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