Jeudi 31 mars, 15h15. Aéroport de Damas, en provenance du Caire. Contrôle. Un policier fait du zèle. Il me renvoie deux fois vers le préposé aux visas avant de me coller son fichu tampon sur mon passeport. 15h45. En route vers la capitale à bord d’un taxi illégal. Le chauffeur, en mode automatique : « Il n’y a pas de protestations ici. Tout va bien, la Syrie est un pays agréable, les gens sont très accueillants et gentils. Juste il y a eu quelques perturbateurs qui ont été calmés. » Sur la route, nombre impressionnant de portraits de Bachar el-Assad, en tenue militaire, le regard fixant l’horizon, lunettes de soleil sur le nez (il est ophtalmo de formation, sic). Garde la pêche, ouais !

16h30. Sur la place Bab Touma (la porte de Saint-Thomas), un quartier chrétien, re-portrait géant du chef de l’Etat, qui en impose à la vue des touristes et des autochtones. Devant celui-ci, au milieu des voitures blanches et vertes de la police, elles aussi parées de la figure bacharienne, une voiture de l’ONU est garée. Celle-ci, comme bien d’autres portant le logo des Nations-unies, sont nombreuses mais toujours vides. Ça en deviendra agaçant : pas moyen de croiser un fonctionnaire de l’organisation, ou alors seulement lorsque sa voiture est lancée a pleine vitesse.

18 heures. Je rencontre mon contact, Nora (prénom modifié). Elle m’invite à une petite marche dans les rues du quartier afin d’en sentir l’ambiance. Veille de week-end. La jeunesse syrienne, sapée fashion, accourt dans ce quartier chrétien histoire de faire la fête autour d’une canette de XXXL, boisson énergisante mélangée à de la vodka. Rien qui ne fasse entrevoir un pays en proie aux troubles. On en viendrait à croire le taxi qui brossait un portrait Bisounours de son pays.

18h45. Un concert de klaxons et de musique retentit dans les ruelles piétonnières. Bras tendus, bustes à l’extérieur des véhicules frappés de l’incontournable portrait, un cortège d’automobilistes agitant des petits drapeaux syrien déferle sous les yeux amers de Nora : « Ces cons me dégoutent », dit-elle. Des caméramans, apparemment des professionnels, filme ce cortège composé de jeunes hommes tout à leur joie affichée. Même les hommes de l’orchestre traditionnel qui d’habitude sont sollicités pour les mariages, sont de la partie.

19h10. En marche vers la mosquée Omeyade, l’un des principaux monuments touristique de Damas, où se trouve le tombeau du prophète Yahya qui attire nombre de chiites. Sur le chemin, au balcon des maisons, les mêmes petits drapeaux aux couleurs nationales : « Ce sont les gens eux-mêmes qui ont décidé de mettre les drapeaux sur leur voiture et leur maison affirme Nora. La peur peut certes expliquer ces manifestations d’allégresse, mais il faut comprendre le cas syrien. Le régime a développé un nationalisme exacerbé auprès de la population en se présentant comme le seul dont le système n’est pas influencé par l’Occident. Il a une légitimité aux yeux du peuple, du moins d’une partie de ce dernier, et beaucoup le soutiennent avec une vraie conviction. A côté de cela, il y a la crainte que le pays connaisse une dérive d’affrontements intercommunautaires à l’irakienne. La Syrie, comme l’Irak, regroupe plusieurs communautés. » Le pouvoir d’El Assad, sentant le vent de la révolte, a augmenté les salaires et multiplié les programmes sociaux.

20 heures. Passage dans un cybercafé pour vérifier mes e-mails. Nora me montre la page Facebook du mouvement d’opposition à Bachar El-Assad: « J’ai peur pour demain. Je crains vraiment le pire. Des amies avec qui je discutais tout à l’heure m’ont dit qu’elles étaient prêtes à mourir demain (vendredi 1er avril). J’ai peur d’apprendre, demain, la mort de mes amies. » Le problème, avec les manifestations anti-régime, c’est qu’on n’en connaît pas l’ampleur. La répression s’abat à la vitesse de l’éclair.

Il y a bien un compte Facebook du mouvement où circulent des vidéos et des appels à manifester diffusés par des imams qui se sont joints à la « révolution ». Chaque membre du « groupe » est invité à y donner la liste des membres qu’il connaît. Même si ce n’est pas totalement fiable, cela permet de se compter et aide à mettre sur la touche les profils suspects. Le facteur « peur » joue énormément dans ces rassemblements. Peur de la répression, peur de se prendre un coup de matraque qui vous brise la clavicule ou une balle réelle tirée par la police qui vous ouvre la poitrine. Le souvenir traumatisant du massacre de Hama, dans les années 80, lorsque Hafez el-Assad, le père de Bachar, avait bombardé la ville du même nom qui se soulevait, faisant des dizaines de milliers de morts, est dans toutes les têtes. Mercredi, le président s’est adressé au peuple, la mobilisation du vendredi, comme un défi lancé au chef de l’Etat, s’annonce « décisive ».

Vendredi 1er avril, 11h30. Je m’habille en touriste pour me fondre dans le décor : pantacourt, t-shirt, sac-à-dos. Alors que les musulmans ferment leur boutique avant de se rendre à la prière, les chrétiens continuent de travailler et les touristes se promènent. Le dimanche, c’est l’inverse : jour chômé pour les chrétiens, jour travaillé pour les musulmans. Les mosquées sont des lieux sensibles, tous les imams subversifs et dangereux aux yeux du régime ont été « écartés ». Il ne faut donc pas s’attendre, ce vendredi à Damas, à un appel enflammé des prêcheurs musulmans.

13 heures. Durant le prêche de l’imam dans une mosquée du quartier de Bab Touma, un homme commence à élever la voix. On n’entendra pas ses propos. Il est promptement évacué.

13h30. Fin de la prière. Sortie dans le calme. RAS.

15 heures. Aux abords d’un bâtiment officiel, des hommes en uniforme de police et en civil sont répartis autour d’un immense rond-point décoré d’une immense fontaine. « Toi, là, fais voir ton passeport. » Je suis contrôle par l’un d’eux, en civil, sûrement un membre de la sécurité. Trois autres m’encerclent. « Tu fais quoi ici ? Tu viens d’où ? » Je réponds en anglais pour leur indiquer que je ne comprends pas ce qu’ils me disent. L’homme ne tombe pas dans le panneau, d’un œil et d’un doigt menaçant, il me coupe : « Non, non, toi tu parles arabe et très bien même. T’es tunisien, hein ? T’es content de tout ce qu’il y a là-bas ? Tu penses quoi de ça ? » « Je ne pense rien », dis-je. Après quelques échanges verbaux un peu tendus, il me rend mon passeport. Maintenant, ils ont mon identité et connaissent mes origines. Il faudra être plus prudent dans les deux prochaines semaines…

15h30. Je poursuis mon chemin. Une ruelle où j’aperçois des bus. La chose m’intrigue et m’engage dans la ruelle. « He ! Tu vas où, là ? », m’interpelle un homme au physique de déménageur. Il y a environ cinq cars remplis d’hommes en civil, armés de battes et sûrement d’autres types d’armement léger. L’un d’eux descend d’un bus, bâton à la main pour me couper la route. Je comprendrai plus tard qui ils sont. Je rebrousse chemin.

17 heures. Je retrouve Nora chez elle. J’apprends que c’est à Kafar Sousse, une ville de la banlieue de Damas, dans la mosquée el-Rifari que la révolte se déroule. Enfermés toute la journée par les policiers, les insurgés se sont regroupés et cris des slogans de révolte. Au milieu de la journée on compte un mort (il y en aura une dizaine, une grande partie venait de la ville de Douma)

18h15. Retour au niveau de Jisad el Rais (le pont du président), des klaxons et des cris approchant au loin brisent le silence. Ce sont les bus de tout à l’heure, remplis de ces mêmes molosses armés. Ils filent à toute vitesse sur une route qui mène à Kafar Sousse…

Samedi 2 avril. Nora me donne des nouvelles de ce qui s’est passé la veille à Kafar Sousse. L’imam a négocié une sortie en « douceur » de la mosquée, et les « forces de l’ordre » ont promis de ne taper personne. Ordre a été donné aux jeunes uniquement de sortir de la mosquée et une fois dans la gueule du loup les hommes de la sécurité (ceux visiblement que j’ai croisés plus tôt le vendredi) se sont rués sur eux : high kick, droites, coups de bâtons, ils leur ont fait payer la liberté qu’ils ont clamée haut et fort durant toute la journée au regard du monde entier par le biais de la chaîne Al Jazeera.

Une fois bien savatés, ils ont été emmenés dans une prison où ils ont été retenus apparemment pas plus de 24 heures. « Leur famille a craint le pire, raconte Nora. Heureusement, aujourd’hui eux deux ont été relâchés. Ils ont dit que ça s’était bien passé et qu’ils étaient même rassurés durant leur incarcération. Le régime fait très attention car s’il pousse trop loin les brimades il sait que ça va lui exploser à la figure. »

Le 23 mars à Deraa, une répression sanglante a fait des dizaines de morts parmi des manifestants anti-Bachar. Des rumeurs, qui ne sont peut-être qu’une légende, font état d’actes de torture commis sur des enfants durant leur incarcération dans une prison de cette ville. Enfants qui auraient écrit sur un mur des moqueries visant le président.

Aladine Zaïane (Damas)

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