J’ai eu la chance de partir cette année dans mon bled à moi, le Maroc. Mes grands parents y ont une grande et belle maison, à Azemour. « Azemour la ville de l’amour » comme disent les Marocains. Mais si vous dites Azemour à un touriste, il vous répondra « Ah ! La ville du golf. » Ils ne la connaissent que par le luxueux hôtel 5 étoiles qu’est le Pullman et bientôt l’énorme complexe touristique de grand luxe le Mazagran Beach Resort. Les agences de tourisme parlent de 250 hectares de nature, de jardins parfumés et un océan à perte de vue. Moi, tout ce que je constate, c’est que les « locaux » ont de moins en moins de kilomètres de plage publique. Tout ce qu’ils veulent nous vendre, c’est le Maroc de luxe et de confort avec des miettes de culture, et surtout, sans les Marocains.

Ma maison est dans le beau quartier. Juste a côté de la grande bâtisse orange, avec des chiffres et des lettres grossièrement peints, l’école privée. Juste en face, il y a le taxiphone et l’épicier. Les deux grandes institutions les plus connues du Maghreb. L’épicier du coin : ouvert de huit heures à minuit même le dimanche. C’est mieux que la caverne d’Ali Baba, il y a toujours tout et n’importe quoi.

Le taxiphone offre lui de nombreux services : magazines, boissons, cartes pour téléphoner  à l’étranger… Il vous débloque aussi vos portables, met à votre disposition ordinateurs avec accès Internet et cabine téléphonique. Prouesses technologiques à l’échelle du bled, qui fait la grande fierté de Hassan, le propriétaire du Yasmine cyber, le taxiphone en face de chez moi. Il faut savoir que l’ordinateur du bled a sa technologie propre. Si vous connaissez l’expression informatique « ça rame », imaginez-vous à présent sans rame et sans le bateau et vous obtiendrez un aperçu de la lenteur du truc.

Sur les dix dirhams de l’heure, la moitié est décomptée pour le chargement de la page d’accueil. À  l’ instant où l’ordinateur donne signe de vie (enfin) c’est Windows Live Messenger qui s’ouvre en grand. Comme s’il n’existait que ça, tout le monde a MSN au Maroc. C’est l’équivalent du portable en France. Au cyber aussi, il y en a toujours un pour crier à son cousin de l’autre coté de la Méditerranée que tout va bien via la webcam et son micro mal branché. Il y a aussi ceux qui se créent une vie « virtuelle » sur Facebook, faute de ne pas avoir la Playstation 3 pour jouer aux Sims. Ils finissent par se surnommer eux même « Jim Sturgess », dans l’espoir intime que cela fasse assez américain pour parler à une jolie Française. À voir également, mais surtout pas à entendre, la visite quotidienne de la future star du village à la voix cassée en quatre qui vient réinterpréter les derniers titres au cyber. La femme de Hassan, quant à elle, a cette fâcheuse habitude de faire tomber son stylo au moment de passer devant votre ordinateur et elle prend beaucoup de temps pour se remettre de l’effort fourni pour l’avoir ramassé. La qualité de son commérage, dont les informations sont prises à la source du flux informatique, fait d’elle une personne très appréciée par les bouches de vieilles du patelin.

Ça fait partie du charme mais le Maroc ce n’est pas seulement le taxiphone ou le cyber cawa. Le Maroc c’est la mer, le soleil, les couleurs, les saveurs, la chaleur humaine surtout. On est jamais seul au Maroc, il y a toujours la famille et les amis. À la maison il y a toujours Mina, c’est un peut Dorota de Gossip girl made in Maroc. Elle a eu 6 enfants qui ont tous grandi et se sont mariés. Mais elle doit continuer à travailler pour subvenir à ses besoins. Alors mes grands-parents l’ont engagée comme gardienne de la maison toute l’année et quand les enfants et petits enfants viennent, elle s’occupe de nous. Il y a aussi Habiba, la cousine de papa. Elle n’est pas obligée de quitter sa maison de Casablanca mais pour elle, ce n’est pas concevable de ne pas venir nous voir quand on est à moins de 2 300 km de sa personne.

À elles deux elles forment la team des supers power girls. Leur première qualité, c’est l’amour qu’elle nous porte. Le genre de tatas qui vous embrassent tant qu’elles pourraient vous casser les pommettes, vous serrent si fort qu’elles pourraient vous étouffer. Qui vous regardent sans cesser de dire qu’on est beau et grand et que Incha’Allah, on restera comme ça. Le genre à être ennuyées que l’on s’ennuie, à vous sourire même si elles n’ont pas compris le moindre mot de ce que vous avez dit, et à rire si fort, et avec tant de chaleur, que toute la maison rit avec elles sans savoir pourquoi. Si douces et calmes que tous les enfants les adorent.

Elles sont parfaites. Leur deuxième qualité c’est qu’elles sont des cordons bleus. Même le génie dans Aladdin ne pourrait pas faire des merveilles pareilles ! Elles donnent tout quand elles cuisinent. Le matin : beignets (sfenj), crêpes et pains de semoule, miel mélangé au beurre, café au lait, thé et chocolat, tout fait maison. De quoi vous rassasier rien qu’à l’odeur. À midi, elles cuisinent comme si c’était simple, des salades marocaines, des tajines, couscous, mechouis et autres pastillas, du bonheur dans la bouche pour faire simple. Et à 16 heures, le thé et les petits gâteaux. Un mois à déguster des mets aux saveurs sans nom, en leur compagnie. Et pendant un an, tout ce que vous mangez ailleurs a le goût fade et neutre de l’eau. De ce fait, il faut remarquer que même si la vie au Maroc peut par moment ressembler à Koh-Lanta (par rapport à la débrouille, aux épreuves, la nature) la tendance serrait de rentrer plus engourdi que amaigri et musclé.

Le Maroc c’est aussi, et surtout, ma cousine Oumaima. La première fois que je l’ai vue, j’avais 8 ans, mon premier séjour au pays. Je ne parlais pas un mot d’arabe (encore maintenant c’est chaud) et tant bien que mal, elle a fait le premier pas vers moi. On dit que la plus grande des qualités que l’on attribue à l’enfance c’est l’insouciance, moi,  j’ai tendance à dire que c’est l’amitié, aussi simple soit-elle. Et c’est comme cela que nous sommes devenues copines.  Elle m’a présentée à tous ses amis et me faisait la traduction. Étant donné qu’Oumaima connaissait Azemour comme le fond de ses chaussettes, mes parents nous laissaient libres de nous promener et d’agir seules sans la surveillance d’aucun adulte, c’est le bonheur quand on est un petit enfant.

Mes plus belles vacances ! Les journées entières avec mes nombreux cousins, les promenades sur le dos de l’âne de Monsieur Bouchraïb, les parties de cache-cache dans la maison, chanter des chansons arabes (en phonétique pour moi), manger les énormes raisins sans pépins du jardin, regarder les dessins animés en anglais pour que personne ne soit avantagé, les après-midi à la plage à courir après les vagues. Ma cousine et moi, nous mangions  ensemble, nous dormions ensemble. Chaque jour je découvrais un peu plus de son monde et il devenait le mien. Vacances rimait alors avec impatience.

Cet été, quand je suis revenue au Maroc du haut de mes 16 ans, j’attendais l’arrivée  d’Oumaima comme un enfant attend le 24 décembre. Cela faisait deux ans que l’on ne s’était pas vues. Les 10 premiers jours après mon arrivée, elle n’était toujours pas là. « Elle se fait désirer » j’ai fini par penser. Un après-midi en rentrant de la mer, elle était là, magnifique, comme d’habitude. Elle prenait le thé avec Habiba, Mina et son père tonton Mustapha. Je lui aurais bien sauté dans les bras pour faire la danse du bonheur mais j’étais encore en maillot de bain et paréo et le personnage imposant qu’était mon oncle m’a soufflée l’idée d’aller me changer avant de les rejoindre. Douchée, une djellaba enfilée, c’était l’heure du dîner; on s’est tous retrouvés à table. À part un bref « salut ça va depuis le temps ? » rien. Le néant. J’ai bien essayé de lui faire dire quelque chose, j’ai eu beau lui raconter quelques blagues, montrer des photos (via PC) de nous, petites, nada. C’est comme si je lui racontais mes extraordinaires vacances que j’avais passées avec quelqu’un d’extraordinaire qu’elle ne connaissait pas. J’ai mis cela sur le coup de la fatigue.

Le lendemain je me suis réveillée à pas feutrés pour ne pas la réveiller, je voulais l’éviter suite à la froide distance de la veille. Mais quand je suis revenue de la salle de bain elle était levée, coiffée et elle avait fait son lit, le mien et celui de ma sœur. Cela m’a fait rire et elle a ri aussi.  On est parti déjeuner ensemble. Elle m’a vaguement parlée de son école, des ses amis et moi des miens. Je lui ai même mis du vernis, du gris foncé métallisé, c’est elle qui l’a choisi. Au moment où nous n’avions plus rien à nous dire, on s’est installé devant la télévision. Béni soit celui qui a inventé cet écran animé. J’avais l’impression que chaque mouvement que je faisais, dérangeait maladroitement le grand silence qui m’assourdissait.

Certainement que nous faisions trop peu de bruit, car ma sœur est venue nous voir, intriguée. Elle nous annonça que toute la famille allait pique-niquer à la plage et qu’il fallait que l’on se prépare. Je me suis levée. Voyant qu’Oumaima ne suivait pas, je lui ai fait un signe de tête. « Non, je ne viens pas » qu’elle me dit. Pourquoi ? Mystère. Chaque membre de la famille est venu insister pour qu’elle vienne, pour qu’elle comprenne que sa présence était attendue. Le frère, le père, la mère, aucun d’eux ne l’a fait changer d’avis.

Après la plage, je suis rentrée un peu minée. Elle était où ma cousine avec qui  je roulais sur le sable, avec qui je jouais dans l’eau, celle qui me faisait rire aux éclats ? Elle n’écoutait plus de musique, les moments que nous passions ensemble l’ennuyaient, elle ne se plaisait plus à la plage, elle était gênée de me voir en maillot de bain. Le soir suivant, elle ne dormait plus avec moi, ma déception s’est transformée en colère et je lui en voulais de ne plus lui plaire.

Deux jours sans se parler, deux jours sans ma cousine. Ma tante Habiba, toujours aussi tendrement préoccupée par tout ce qui pouvait nous arriver, a voulu en savoir un peu plus. « C’est Oumaima, elle ne m’aime plus ! Elle s’ennuie avec moi, elle n’a rien à me dire ». Ma tante, désespérée par tout ce que je venais de lui dire, m’expliqua que si Oumaima ne dormait plus avec moi, c’était parce que tonton Moustapha l’avait priée de venir dormir avec ses tantes.

Après le vernis, le chignon savamment tressé, les propositions pour aller à la plage, il avait prit peur que je la dévergonde. « Elle vit  comme ça maintenant Oumaima, elle a grandi. Elle est devenue très timide. Elle a besoin de temps pour être amie avec quelqu’un et ne pas t’avoir vue pendant deux ans n’as pas arrangé les choses ». C’est là que j’ai compris. L’adolescence l’avait changée, elle n’était plus débrouillarde et pleine d’assurance comme avant. Non, elle avait grandi à sa manière. Les jeunes filles, dans certains pays lointains, connaissent très vite, et très tôt, la retenue, le maintien, la position sociale et familiale. J’en suis consciente, au Maroc c’est un fait que je n’ai jamais ignoré mais à partir du moment où ça ne me touchait pas…

Là-bas, les jeunes filles mûrissent bien vite, peut-être un peu  trop pour moi. Moi aussi j’ai mûri mais différemment, en France. Elle évolue désormais dans un monde plus discret, timidement elle grandit. Et si maintenant elle aime les films turcs et les journées à la maison, moi je préfère les films italiens et les journées à la plage. Nous avons grandi toutes les deux, chacune dans notre monde, éloignées de  2 300 kilomètres l’une de l’autre. Elle reste cependant ma cousine, elle reste celle qui fait du Maroc cet endroit magique où l’on passe les plus belles vacances au monde.

Jasmine Nahar

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