BEST-OF. Pas facile de raconter à la télévision la vie de ceux qui subissent la crise. Et surtout compliqué de ne pas tomber dans la caricature. En Angleterre, une émission de télé-réalité a mis les pieds dans le plat. Et bien dedans. 

Au début des années 80′, lorsque Channel 4 a été lancée, l’objectif était de donner la parole et de mettre en valeur toutes les minorités. Aujourd’hui la chaîne semble un peu confondre mettre en valeur et stigmatiser. Pour preuve,  la première minute de ce documentaire, diffusé lundi dernier en première partie de soirée. Ce film est consacré à une rue dans un quartier très défavorisé de Birmingham, ville du centre de l’Angleterre, où le taux de chômage est un des plus forts du pays. Rue rebaptisée par Channel 4: Benefits Street ( la Rue des Allocataires), où seulement 5% des résidents travaillent. Cette première minute, on y voit une femme qui montre à la caméra, les maisons unes par unes en criant «  unemployed » (sans emploi).

Bien trash, bien racoleur, bien voyeur. Tous les ingrédients y sont. Ça donne envie de voir la suite qui est tout aussi édifiante. Et qui d’ailleurs provoque une belle polémique Outre-Manche. Pourquoi ? Parce que non seulement le reportage de Channel 4 soulève l’indignation des habitants de cette fameuse « rue des allocs » auxquels on avait vendu un reportage positif sur cette rue (James Turner Street) et où la solidarité rend la misère un peu moins intolérable. Résultat, au montage, on ne garde que les moments où cette jeune femme désigne les maisons des chômeurs, mais on coupe quand elle montre ceux qui s’en sortent ou qui aident les autres. Et on choisit minutieusement les personnages. Avec une longue séquence consacrée à Fungai, un père de trois enfants, qui ne se drogue plus mais boit. Et pour accentuer le truc, il raconte tout ça une bière à la main.

Mais le pire vient après. Le film en cinq épisodes, dont trois ont été diffusés jusque-là, montre des Anglais en train de commettre des délits ou s’en vantant. Exemple, dans le premier épisode, on y voit un jeune cultivateur qui fait pousser du cannabis dans sa chambre. Ou encore ce jeune couple Becky et Marc qui raconte qu’il est facile de frauder pour toucher des allocs. Tout ça à visage découvert. Tout comme Danny, qui va devant une caméra expliquer comment fabriquer un sac qui neutralise les antivols. La caméra l’accompagne jusqu’aux portes d’un centre commercial pour le retrouver une heure après, dans un bus, avec 250 livres de marchandises, expliquant cette fois comment enlever sans difficulté les fameux anti vols. Indispensable pour revendre sa marchandise.

Résultat, la police a décidé de récupérer et d’utiliser les images de Channel 4 pour éventuellement poursuivre tous les participants au reportage qui auraient commis un délit. Parce que désormais, si cela manquait aux autorités britanniques, elles ont désormais les preuves en images. Cela rappelle un peu le reportage diffusé sur TF1 en mars 2010 dans l’émission Haute Définition sous le titre «  Mon voisin  est un dealer ». Quelques heures avant sa diffusion, près d’un million d’euros en liquident et de la drogue avait été saisi dans la ville de Tremblay en France suivie d’une grosse polémique et accusation de bidonnages de la part de TF1. Cette saisie fut l’une des plus importantes jamais réalisée. Des petites coupures accompagnées de 1,5kg à 2kg de cocaïne, d’héroïne, de cannabis et d’une arme de poing.

Karima, est une habitante du quartier en question de Tremblay en France, elle est au chômage depuis quelques mois après avoir été licenciée et parle très bien l’anglais. Elle me semble donc être la personne la plus apte pour s’exprimer sur ce sujet. Elle a pu regarder le premier épisode avec moi et a ressenti un malaise qu’elle avait déjà connu à l’époque de la diffusion du reportage sur TF1. « Ce n’est pas du tout la même chose, mais ça se ressemble. C’est rempli de clichés, comme nous à l’époque, ça ne montre que le côté négatif, c’est surjoué les habitants deviennent des acteurs, on vend du rêve au début quand on explique le projet du documentaire aux habitants puis après au moment de la diffusion on est bouche bée devant sa télévision ».

De son côté la chaîne anglaise Channel 4 se défend en affirmant qu’ils ont montré une réalité, qu’ils n’ont à aucun moment encouragé qui que ce soit à enfreindre la loi. Même son de cloche que TF1 à l’époque. Il n’empêche des dizaines de plaintes ont été envoyées à l’équivalent du Csa britannique qui pourrait taper sérieusement sur les doigts de Channel 4 qui a tout de même l’art de faire en sorte que la réalité soit la plus racoleuse, y compris en enfonçant ceux qui en avaient peut-être pas besoin. Le premier épisode a enregistré un record d’audience, c’est la meilleure audience 2013/2014. (Record d’audience : meilleure audience 2013-2014). Le deuxième épisode a aussi beaucoup fait parlé de lui, après la délinquance, les fraudeurs, le deuxième volet était centré sur l’immigration et les Roms qui partagent aussi cette même « rue des allocs ». Est-il encore possible d’évoquer le chômage, la précarité et la crise avec un peu plus de dignité ?

Pour Karima, « ce qui est sûr c’est que si ce genre d’émissions arrivaient en France, cela ne ferait qu’empirer la situation, déjà qu’on galère à sortir de nos banlieues, à trouver un emploi digne de ce nom, ce n’est pas des émissions qui nous mettent une balle dans le pied qui nous ferons avancer. Qu’on nous en préserve… ».

Mohamed Mezerai

Publié le 1er février 2014 

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