L’armée israélienne a bombardé un camp de déplacés près de Rafah à Gaza. Le site avait été désigné comme une zone humanitaire par l’armée israélienne.

L’ONG Médecins sans Frontières dénonce une « attaque abjecte contre des civils palestiniens » qui « montre une nouvelle fois qu’il n’existe aucun lieu sûr à Gaza ». Vendredi, nous nous entretenions avec Caroline Seguin, responsable des urgences en charge de Gaza pour Médecins sans Frontières. Interview.

De nombreux hôpitaux à Gaza ont été durement visés par des frappes israéliennes depuis le mois d’octobre. Pouvez-vous décrire l’état actuel du service hospitalier sur place ?

Il y a eu de nombreux hôpitaux qui ont été détruits, particulièrement cette dernière semaine. Médecins Sans Frontières possède trois sections avec environ 25 expatriés sur place qui travaillent dans deux hôpitaux du ministère de la Santé : l’hôpital de Nasser à Khan Younes et l’hôpital Al Aqsa de Deir Al-Balah.

Au vu de l’offensive menée à Rafah, MSF a été contraint de fermer un hôpital dans lequel nous travaillons depuis le mois de décembre. Dans le même temps, il y a eu des attaques sur des hôpitaux au nord de Gaza, paralysant leur activité, notamment l’hôpital d’Al Awda.

Les besoins sont de plus en plus grands puisque le conflit perdure et le nombre de blessés ne cesse d’augmenter de jour en jour.

Un blocage de l’aide humanitaire est en cours alors que l’offensive israélienne s’est intensifiée à Rafah ces dernières semaines. Quelles sont les modalités de ce blocage et leurs conséquences sur la population gazaouie ?

Nous rencontrons de grandes difficultés pour approvisionner la bande de Gaza. Tout d’abord, afin d’importer des médicaments ou toute autre chose, nous devons avoir la validation des Israéliens qui ont des points de contrôle avant l’arrivée à Gaza, notamment à Kerem Shalom. Il s’agit du principal point de passage des camions. Sans ces autorisations, nous ne pouvons rien importer. Parfois, nous restons sans réponse ou nous devons subir des demandes de vérification qui prennent énormément de temps.

Pour donner un exemple, nous avons demandé l’importation de deux hôpitaux de campagne (établissement de soins provisoire mis en place en cas de catastrophe, ndlr) que nous souhaitons mettre en place dans la bande de Gaza. Nous sommes sans réponse des autorités israéliennes depuis cinq semaines.

À l’oral, ils nous disent que cela va être fait, mais depuis plus d’un mois, rien n’avance. Nous commençons à travailler en flux tendu pour pouvoir prodiguer les soins que nous souhaitons donner à la population.

Ensuite, il y a un problème de sécurité pour acheminer l’aide à l’intérieur de Gaza. À ce niveau-là, il y a deux points d’entrée. L’un à Kerem Shalom dans le sud, l’autre à Erez, au nord. Les combats sont très intenses dans ces zones. Il devient difficile de trouver des transporteurs, à l’intérieur-même de Gaza, qui acceptent d’aller chercher les cargos sur ces points de passage.

Enfin, nous rencontrons des soucis dans l’envoi et le retour de nos équipes expatriées qui sont sur place. Avant, nous passions par l’Égypte, mais le point de contrôle à Rafah est détruit et complètement bloqué du côté égyptien.  Encore une fois, le seul point d’entrée possible est à travers Israël. Nous avons réussi à réaliser un mouvement cette semaine dans des conditions de sécurité extrêmement compliquées et avec l’aide des Nations Unies.

Ils sont entrés par le point de Kerem Shalom qui est à côté de Rafah et où les combats sont très intenses. C’est très dangereux de circuler dans ces zones-là. Nous n’avons pas de visibilité sur, ne serait-ce que la semaine prochaine, si nous allons pouvoir faire sortir et entrer nos équipes. Rien n’est planifié. Nous traitons vraiment cette opération au jour le jour.

Je ne sais pas si la semaine prochaine ou ce soir ou tout à l’heure, une bombe ne va pas tomber sur l’hôpital dans lequel nous travaillons 

Les enjeux sont politiques. Je ne sais pas si la semaine prochaine ou ce soir ou tout à l’heure, une bombe ne va pas tomber sur l’hôpital dans lequel nous travaillons.

Nous n’avons pu faire entrer aucun médicament depuis plus d’un mois. Nous sommes déjà en rupture de certains médicaments essentiels. Il est encore plus difficile de faire délivrer des centrales de production d’oxygène, des générateurs, des voitures blindées et tout le matériel logistique. Surtout, l’accès à la nourriture reste le plus compliqué. Les besoins deviennent de plus en plus criants.

Nous nous demandons sérieusement comment nous allons pouvoir poursuivre nos activités si nous ne parvenons pas à faire entrer ce dont nous avons besoin pour les mener. Le blocage a lieu depuis quasiment le début de l’offensive, mais depuis un mois, c’est quelque chose de paroxysmique. On ne peut imaginer qu’une dégradation de la situation. Ce qu’il faudrait, c’est, a minima, que l’aide puisse entrer.

Quelles sont les blessures et pathologies les plus fréquentes chez les patients gazaouis ?

Nous avons dû dépasser les 70 000 blessés depuis le mois d’octobre, ce qui est énorme, avec le nombre de lits, d’hôpitaux et de blocs opératoires qui ne font que décroître. Nous recevons tous les blessés et les brûlés en travaillant dans ce que nous appelons des “conditions dégradées” c’est-à-dire que nous ne travaillons pas comme nous le devons, mais comme nous le pouvons pour traiter ces patients-là.

Leurs blessures peuvent alors s’infecter et donner lieu à davantage d’amputations. Il y a aussi de réels problèmes de prise en charge de la douleur, de rééducation et de prise en charge psychologique.

Nous sommes aussi en collaboration avec des ONG palestiniennes pour donner des soins de santé primaires, faire tous les pansements des blessés en ambulatoire et essayer de poursuivre le traitement des personnes qui ont des maladies chroniques comme le diabète ou l’hypertension.

Ces derniers mois, nous constatons des cas de malnutrition sévère chez les enfants. MSF travaille à Gaza depuis plus de 30 ans et nous n’en avions jamais vu auparavant

Nous voyons surtout des maladies liées aux conditions de vie, c’est-à-dire que tout le monde est agglutiné sous des tentes avec des problèmes d’accès à l’eau, aux toilettes et donc avec des problèmes d’hygiène. Nous voyons beaucoup de diarrhées, de jaunisses, mais aussi de nombreuses infections respiratoires chez les enfants.

Ces derniers mois, nous constatons des cas de malnutrition sévère chez les enfants. MSF travaille à Gaza depuis plus de 30 ans et nous n’en avions jamais vu auparavant. Cela montre bien qu’il y a un réel manque d’accès à la nourriture.

Quelle est la part du travail sur la santé mentale des équipes de MSF ? Comment décririez-vous l’état psychologique des gazaouis ?

Depuis l’offensive à Rafah, il y a eu encore plus de 800 000 personnes qui se sont déplacées. Pour certains, c’était la cinquième, sixième ou septième fois en quelques mois. Les Palestiniens sont fatigués physiquement et psychologiquement. Habituellement, nous parlons de stress post-traumatique. Là, on n’est pas dans le “post”, on est dans le “ongoing” (traduction : en cours) du stress avec des gens qui ont peur pour leur vie et qui, pour beaucoup, ont perdu des membres de leur famille.

L’état de santé mentale se dégrade fortement. On voit des gens qui décompensent. C’est très très difficile

Chaque déplacement est un niveau de stress supplémentaire, car ils ne savent pas où ils vont aller vivre ni comment manger le lendemain. Il y a des zones, comme au nord de la bande de Gaza, qui sont une enclave dans l’enclave et où nos collègues sont coincés sur place depuis des mois. Ils nous décrivent une situation extrême. L’état de santé mentale se dégrade fortement. On voit des gens qui décompensent. C’est très très difficile.

Nos collègues palestiniens restent malgré tout très motivés. Je pense qu’aider les patients les aide à tenir. Parmi nos équipes de santé mentale, nous avons des psychologues sur place. Mais jusqu’à quand vont-ils pouvoir tenir ainsi ? C’est difficile à dire.

Quelles informations vous parviennent de vos confrères de MSF en Cisjordanie ?

La situation en Cisjordanie se dégrade aussi depuis le 7 octobre. Malheureusement, la situation à Gaza est tellement extrême que l’on en oublie souvent de parler de la Cisjordanie où les violences y sont de plus en plus importantes auprès des civils. Il y a des incursions de l’armée israélienne dans les camps, notamment à Jénine, où un bombardement a eu lieu le week-end passé. Il y a des incursions dans les hôpitaux et des blocages de plus en plus importants sur les routes.

Les Palestiniens ont du mal à se déplacer. Régulièrement, des patients meurent dans les ambulances, car celles-ci se voient arrêtées par l’armée israélienne au niveau des points de contrôle, les empêchant ainsi d’accéder rapidement à des hôpitaux.

MSF a connu des frappes israéliennes meurtrières sur ses résidences. Vos équipes ont été contraintes de fuir de nombreux hôpitaux. Dans quel état d’esprit se trouvent vos équipes actuellement ?

Nous travaillons avec nos collègues palestiniens depuis de nombreuses années. Nous avons essayé de mettre en place des systèmes pour essayer d’évacuer certains d’entre eux vers l’Égypte. Cela a seulement pu fonctionner pour peu d’entre eux. Les équipes palestiniennes sont épuisées. Nous avons mis en place tout un système de solidarité pour qu’ils puissent prendre du temps de repos lorsqu’ils en ressentent le besoin, tout en continuant d’être payés. Il y a également des systèmes de soutien psychologique à distance avec des psychologues basés en Égypte, en Tunisie et en Jordanie où des consultations par appels et des suivis sont proposés.

Chez MSF, nous avons perdu cinq membres de nos équipes au cours de ces sept derniers mois, ce qui est du jamais vu

Chez MSF, nous avons perdu cinq membres de nos équipes au cours de ces sept derniers mois, ce qui est du jamais vu. Nous comptons 500 humanitaires tués. Du côté des expatriés, nous avons mis en place tout un soutien psychologique pendant la mission et au retour de mission. Nous essayons de faire des missions plus courtes que dans d’autres contextes. Les durées sont de six semaines lorsque nous arrivons à évacuer nos équipes. Je les trouve extrêmement courageuses.

La plupart de nos collègues expatriés qui sortent ont envie de retourner à Gaza, car les besoins sont tellement immenses que toutes les missions et tout ce que nous pouvons apporter à l’intérieur fait énormément de sens.

Propos recueillis par Yasmine Mrida

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