Boum ! Un coup de feu déchire le ciel d’Istanbul. Tout proche de moi, un jeune manifestant s’ébranle. Il est touché à la tête, mais tient debout. Un gaz lacrymogène tiré par la police. “Doktor, doktor”. La foule – casquée, masquée – appelle à l’aide.

Il est dix heures du matin. 1er mai. Istanbul s’éveille au son des détonations.
Et la fête du travail a revêtu ses habits les plus sanglants.
La célébration a fait place à la protestation. Et la musique est toujours la même. Dénoncer les abus du gouvernement de Reccep Tayyip Erdogan, quelques semaines après des élections municipales à forte odeur de corruption.

Des centaines de milliers de Stambouliotes, (si ce n’est plus) sont dans la rue. Eparpillés aux quatre coins de la cité. La place Taksim, théâtre de la révolte il y a près d’un an, est bloquée. 20.000 policiers pour chiens de garde. Impossible, bien sûr, de dénombrer les civils infiltrés. Alors, les quartiers adjacents sont pris d’assaut. Dès les premières lueurs du jour, les manifestants se préparent.
Oykum et ses comparses, militants de gauche, sont d’entre eux. Dans les sacs, masques et crème respiratoire.
« On veut notre liberté, et notre liberté ça veut dire la gauche. Bien évidemment. »

La route est longue jusqu’à Besiktas, un quartier situé en contrebas de Taksim.
Qui croire ?
Demander son chemin n’est pas sûr. Turquie coupée en deux. Pro et anti-Erdogan. Pas de juste milieu.
Au dessus, les hélicoptères de la police fendent l’air. Pas cinq minutes sans qu’un ne passe. « Ils veulent nous faire peur. » Sur le trajet, des détonations – déjà – se font entendre. Arrivée à Besiktas. Il est encore tôt mais l’air est lourd. Les gazs lacrymogènes à l’œuvre.
Les yeux piquent, la gorge brûle.

Le parc de Besiktas, verdoyant, est bondé. Mais la balade n’a rien de bucolique. Mélodie jouée par la police en contrebas. Au rythme des tirs. A ce concert, répondent les chants des manifestants. « La lutte va continuer ».
Jeu du chat et de la souris. La patience pour seul ami. Soudain, un cri. « Toma gitiyor ». Les manifestants en première ligne ont réussi à faire fuir un camion de police, armé d’un effrayant canon à eau sur le toit. Tout le monde descend et rejoint le Barbaros Bulvari, l’immense avenue qui plonge sur Besiktas, le Bosphore en point de mire. Alors seulement, l’amplitude de la foule se dévoile à mes yeux. Immense et prête à en découdre.

Au sol, des pavés ont été déterrés. Armes dérisoires que s’empressent de ramasser les manifestants. D’autres bâtissent des barricades. Echelles, bouts de bois, tout est bon à prendre.
Quelques dizaines de mètres plus bas, le Toma continue de cracher ses jets d’eau. D’un coup, la foule s’ébranle à nouveau. Et de courir à nouveau, dans l’autre sens, entre les cris et les bousculades. Direction le parc à nouveau. Impossible de se retourner, les détonations rythment la course. Traversée du parc, slalom entre les volutes de fumée blanches. La gorge et les yeux endoloris.

De l’autre côté du parc, la foule se rassemble à nouveau. Et reprend sa marche, inébranlable. Main dans la main. On se fait passer de l’eau, des biscuits. Foule qui s’ouvre en deux.
Un homme passe, au bras de deux de ses amis. Titubant, le visage couvert de bandages. On soutient les blessés, en mal de respiration ou touchés par un lacrymo.

Et les chants reprennent de plus belle. Le terrain est autre maintenant. La police est entrée dans le dédale de ruelles de Besiktas. Véritable labyrinthe pavé. Et le scénario de se répéter. La foule des manifestants avance. Les tirs fusent. Tout le monde recule, court.
Une autre direction et rebelote. Des heures durant. Une jeunesse rebelle et révoltée. Et qui compte ses soutiens à la volée.
Dans ce quartier de Besiktas, à tradition progressiste et de gauche, les portes s’ouvrent facilement.
Pourchassés par la police, une trentaine de manifestants avec lesquels je me trouve, se rue dans un immeuble. Moment d’accalmie au plus fort de la tempête. Les habitants sortent une tête. Et apportent de l’eau, des vivres. La porte de l’immeuble tremble. Quelqu’un tambourine. La police ? Peut-être.
Etages grimpés quatre à quatre. Vite ! trouver où se cacher.
Une porte grince et baille. Une femme le visage creusé par les rides et les années – accompagnée de son mari et de deux amis – d’un signe de main invite les jeunes manifestants. Même dans la précipitation, personne n’y manque. Chacun est tenu d’enlever ses chaussures. Personne ne dit mot. Ecoute les infos. Un rapide coup d’œil vers la fenêtre. Patience.

Tout le monde quitte l’appartement et redescend. Dans les têtes, la révolution est toujours portée bien haut. Le 28 mai, les manifestations de Gezi Park souffleront leur première bougie. Elle pourrait bien être explosive.

Hugo Nazarenko-Sas

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