A Château-Rouge, le quartier africain de Paris, tous, ce vendredi soir, sont pour le Ghana et pas un pour l’Uruguay. Tous : les Noirs, les Rebeus, les Blancs, les Chinois et même la poisse et la malchance. Dans la rue Léon, le Bar des Amis, un vieux rade à l’enseigne Stella Artois branlante, tient lieu de QG à la petite communauté ghanéenne venue se rassembler autour de l’événement le plus important du 21e siècle pour le pays : un quart de finale en coupe du monde de football. Kathy, une femme de ménage de Sarcelles (95) installée en France depuis 1993, entame une danse avec le drapeau national, transformé en muleta face à un taureau uruguayen imaginaire, en martelant le mot magique : « Ghanaaaaaaaaaaaa… » 

Autour d’elle, des hommes chantent une autre formule magique : « Yes we can ! Yes we can ! » Thomas, 46 ans, de la Plaine-Saint-Denis (93), travailleur du BTP depuis 25 ans en France ne tient pas en place, il rentre et sort du bar pour répondre à mes questions : « La communauté ghanéenne n’est pas nombreuse en Ile-de-France, 1000 personnes, je pense. Mais ce soir tous les Africains sont derrière nous. » Il tient à préciser : « Je suis un Français mais je suis tellement fier de regarder jouer l’équipe du Ghana ! »

Le match vient de commencer. Impossible d’entrer dans le bar plein comme un œuf. Kathy préfère rester à l’air libre à mes côtés. D’ailleurs, le jeu, elle s’en fout carrément. Ce soir, elle est venue chanter, danser et célébrer le Ghana. Aux premiers cris de désolation qui s’échappent du bar, j’imagine déjà que l’Uruguay vient d’ouvrir la marque. Qu’est-ce qui se passe ? 1-0 pour l’Uruguay ? Hassan, un Sénégalais avec une casquette de titi parisien vissée sur la tête, sorti pour rouler sa clope, me détrompe : « Non, c’est juste que les Ghanéens viennent de rater une occasion. » Qu’est-ce que ce sera si les sud-américains plantent un but !

Deux Maghrébins passent une tête dans le Bar des Amis : « Alors toujours 0-0 ? Allez le Ghana ! », avant de poursuivre leur route. Un Blanc d’une quarantaine d’années sort s’aérer, et tente de rameuter du monde : « Écoute, je suis dans un bar avec des Africains et l’ambiance est incroyable ! » dit-il, portable collé à l’oreille. Canicule, passion, klaxons : c’est chaud, chaud, la rue Léon.

Osei-Tutu, le frère de Kathy, 55 ans, venu de Colombes (92), ne supporte pas la pression et préfère marcher dans la rue, du bar au taxiphone, de la boutique de produits exotiques au restaurant africain pour tuer l’attente insoutenable. « On va gagner 3-0. 1-0 en première partie puis 3-0 dans la seconde période ! »

Soudainement tout bascule. Les canettes de boisson glissent des mains et une pluie de bière s’abat sur nous. Le Ghana vient de marquer ! S’ensuit une folie collective comme je n’en ai jamais vu dans un match de foot. Les supporters ne sont pas si nombreux mais au croisement des rues Léon et Doudeauville, leur bonheur est tellement intense qu’ils semblent compter pour triple. Kathy est en transe. Thomas aussi. Un autre Ghanéen agite son drapeau comme possédé : « We are making history ! »

Après dix minutes de fête, Kathy, toujours bienveillante, m’informe que c’est Muntari qui a ouvert le score. Osei-Tutu revient vers moi pour s’assurer que j’ai bien noté ses mots : « Kofi Annan (l’ex-secrétaire général de l’ONU, ndlr) est ghanéen mais tout le monde croyait qu’il était américain ! » Il aime me répéter que le Ghana est un pays démocratique et en plein progrès. « Ce soir, on veut changer l’histoire. Le Ghana joue pour tout le continent africain ! On veut changer le système… Maintenant le foot n’est plus seulement un jeu, ça devient un enjeu politique… »

Une vielle dame blanche, maigre et esseulée, vient à ma rencontre : elle m’apprend que Dieu lui a envoyé un message et que j’étais son élue. Plusieurs signes parlaient : mon visage, la forme de mon collier, la couleur de ma jupe… Après quelques minutes d’un dialogue surréaliste, elle poursuit sa route. Une ambiance lugubre règne dans le quartier. Kathy erre, le visage fermé. « Ça va Kathy ? Tout va bien ? » « Non, il y a 1-1 », répond-elle angoissée. « Quoi ? C’est pas vrai ! » Cette fois, je décide fermement de trouver un endroit où me frayer un passage pour voir au moins la fin du match, quitte à jouer des coudes.

Dix Mille Bonheurs, le traiteur chinois de la rue Doudeauville, porte-t-il bien son nom en cette soirée historique pour le Ghana ? Le vieux poste de télé carré, posé sur le micro-ondes, a transformé le restaurant en salle de projection. Fin du temps réglementaire. Tous les supporters africains en profitent pour s’aérer. Je me faufile dans la boutique pour m’installer à une super place et déguster une bonne assiette de riz thaï. L’odeur de nourriture et la chaleur moite de cette étuve me font changer de continent. Le match reprend et la salle s’emplit de nouveau.

Un petit garçon de 5 ou 6 ans profite que son père, qui s’essuie sans cesse le front et le visage avec un mouchoir, est tout à son match, pour lui siffler la moitié de sa bouteille de bière. La mère arrive, sermonne le gamin, qui n’en a cure et soulève triomphalement son trophée. La tension est à son comble et le Ghana domine ces prolongations. Un homme à casquette rumine : « Il faut pas les penalties sinon on va perdre, les autres sont mieux préparés pour les tirs au but. » Il se fait aussitôt recadrer par sa femme. « Mais tais-toi, qu’est-ce que tu racontes ! On va gagner ! »

A la cruciale 120e minute, une énorme faute de Suarez empêche le Ghana de marquer le but de la victoire. Pénalty ! Chacun retient son souffle. La propriétaire chinoise fait le décompte en levant la main : « 3-2-1, tirez ! » Cri d’effroi, la salle tremble. A côté de moi, un beau gosse en débardeur et Panama, montre de marque au poignet et grosse chaîne dorée brillant sur ses pectoraux noirs, frappe de rage son poing sur la table : « C’est fini ! » Un supporter pose sa main sur son épaule : « C’est jamais fini ! Mais cette faute, c’est honteux ! Le gars il a carrément pris la place du gardien pour empêcher la balle d’entrer avec ses mains ! C’est scandaleux ! »

Un vent froid de pessimisme s’empare du lieu surchauffé. Personne ne semble croire que le Ghana va survivre à l’épreuve des penalties – pardon, des tirs aux buts. Une jeune fille, keffieh palestinien pour retenir ses cheveux, se cache les yeux quand tirent les joueurs de la Céleste et enchaîne avec des signes des croix pour les Ghanéens. Mais ils n’aideront pas John Mensah, le capitaine et le jeune espoir Dominic Adiyiah à trouver le chemin des filets. Cette fois, c’est bel et bien mort.

Osei-Tutu, venu entre-temps assister au dénouement chez « le Chinois », reste immobile devant la vitrine des Dix Mille Bonheurs, tête basse et regard dans le vide. Quant à Kathy, elle s’est volatilisée. Sur le chemin du métro, une femme en tenue traditionnelle s’exprime avec véhémence : « Je suis énervée, oui je suis vénère ! » L’ambiance d’après-match ne tourne pas pour autant à la colère, mais à la tristesse. Car ce soir, pour un pays et peut-être tout un continent, c’est l’espoir de lendemains heureux qui s’est brisé sur une barre transversale.

Sandrine Dionys

Sandrine Dionys

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