Hiver 1959, j’avais 5 ans et demi, dont cinq de guerre. Je suis née quatre mois avant que n’éclate la Guerre d’Algérie. Je pensais que la Terre entière vivait ainsi, avec le bruit des obus qui explosent et les soldats accompagnés de leurs gros bergers allemands aboyant partout. J’ai appris à compter en dénombrant les paras qui passaient sur la route en contrebas du petit hameau de mon enfance, situé dans une vallée de la petite Kabylie.

Ces soldats venaient régulièrement dans le village pour le fouiller de fond en comble épaulés par les harkis. On nous rassemblait alors, femmes, vieillards et enfants, dehors, même par temps de pluie. Les jeunes femmes étaient toujours les premières à se réunir d’elles-mêmes au centre du village, car elles craignaient pour leur honneur, bien plus précieux que la vie en Kabylie. De retour dans nos maisons, l’huile et la semoule qu’on avait tant de mal à récolter gisaient au sol mélangés à de la terre.  Cette nourriture ne devait pas aller aux rebelles, alors dans le doute, elle n’ira nulle part, surtout pas dans nos estomacs affamés.

Ces soldats cherchaient mon père et ses compagnons d’armes montés au maquis pour qu’existe un jour l’Algérie. J’avais deux ans quand le Front de Libération National lui a demandé de libérer le pays. Chaque famille devait donner un fils pour la cause. C’était mon oncle, l’ainé de la fratrie, qui avait été choisi au départ, mais les chefs du FLN jugèrent qu’il supportait mal les privations et la vie de misère du fellagha. Ils pensaient que son petit frère, mon père, était plus résistant. Il monta donc au maquis avec le fusil de grand-père.

Comme presque tout les Algériens, Il cultivait la terre dans les montagnes, les belles parcelles de la plaine étaient réservées aux colons. Père ne savait ni lire ni écrire, il ne parlait  que l’antique langue des Amazighs, mais devint rapidement l’un des chefs locaux du FLN. Un jour, trois jeunes du village lui demandèrent de rejoindre le front. Père se concerta avec d’autres responsables et leur donna finalement cette réponse : « Le maquis c’est pour nous les paysans. Vous avez le certificat, on vous envoie étudier à Tunis. Si un seul d’entre vous profite de l’argent du peuple algérien pour faire la java au lieu de réviser c’est le peloton d’exécution». A l’indépendance, l’un d’eux deviendra commissaire, l’autre journaliste et le troisième député.

Je n’ai pas vu mon père souvent durant ces années de guerre mais de temps en temps, il passait tard le soir manger à la maison quand c’était tranquille. Je me souviens qu’une fois il priait dans la cour quand ma grande sœur lui annonça qu’une patrouille arrivait dans le village. Il  ne voulut pas entendre nos suppliques et nos cris de panique, attendit de finir sa prière et grimpa vite dans un arbre au milieu des olives, le temps que la troupe passe.

Mon plus beau souvenir avec lui remonte à mes trois ans. Une ballade sur son  cheval dans les collines pour rendre visite à une cousine qui se mariait, en cachette de l’administration coloniale bien sûr. On m’avait donné plein de friandises ! Mais ce beau souvenir est vite effacé par tous les moments de peur. Quand mon père remontait au maquis après une de ses rares visites, je courais derrière lui et le suivais dans la nuit jusqu’à ce que ma mère m’attrape, je lui criais alors de revenir à  la maison qu’on allait le tuer et pensais du haut de mes quatre ans que je pouvais le protéger.

Tous les soldats français me faisaient peur, mais certains moins que les autres. Un jour nous avons fui le village, épuisés par les fouilles incessantes. Nous mangions des olives dans un champ qui nous séchaient les lèvres et les rendaient noires comme du charbon. Une troupe d’appelés passa, l’un deux sortit du rang, posa son fusil, me prit le menton dans sa grande main et me toisa l’air inquiet. Il me tendit un sandwich au thon et partit avant que j’ai pu avoir peur. Mon père nous raconta un soir qu’il s’était réfugié dans la masure d’un frère d’armes, dans un village éloigné où un bon couscous les attendait. Une fouille les surpris et c’est un tirailleur sénégalais qui trouva le premier mon père et ses compagnons attablés en tenue de moudjahid. Le Sénégalais leur dit qu’ils avaient de la chance car il avait une bien mauvaise vue. Il referma ensuite la porte derrière lui, assez longtemps pour que mon père et ses compagnons puissent s’échapper.

L’un de mes pires cauchemars se réalisa le jour où ma mère subit un interrogatoire. C’était lors d’une de ses interminables fouilles, où nous étions tout rassemblés au centre du village. Un interprète amena mère devant un haut gradé de l’armée française, elle crût reconnaître un général à ses nombreuses médailles. J’étais accrochée à sa robe et je me demandais ce que nous allions devenir. Le général demanda par le biais de l’interprète où était mon père. Elle lui répondit : « En Algérie, il n’y a que deux choix : l’armée française ou le FLN. S’il n’est pas avec vous, il est au maquis ». « Est-ce qu’il vient vous voir le soir ? » demanda alors le gradé. Ma mère lui dit avec toute la dignité du monde : « Vous voyez bien que je suis enceinte. C’est le père de mon enfant. » « Dites à votre mari que pour son salut, celui de vos deux filles et du bébé que vous portez de rejoindre l’armée française », lui dit l’officier supérieur. Le soir même ma mère transmit le message : « Plutôt mourir » lui répondit mon père. C’est ce qui est arrivé.

Mon petit frère venait juste de naître, le neuvième enfant que ma mère mettait au monde. Il survivra, comme ma grande sœur et moi. Dans ces temps de misère il fallait deux ou trois enfants pour faire un homme. C’était l’hiver 1959, les soldats français étaient plus nombreux et plus actifs que jamais, nous entendions des histoires terribles, jamais le combat de mon père n’avait semblé aussi perdu. Face à cette pression constante, à la dure vie au maquis, à la mort qui planait partout, des rebelles déposaient les armes et rejoignaient l’armée française. Les nuits blanches et la misère avaient conduit un des hommes de mon père à se rendre. Il avait fui la nuit pendant son tour de garde et devint un peu trop bavard.

Au petit matin, les paras prirent des otages au village et les amenèrent devant la grotte où se cachait celui à qui je dois la vie. On raconte que se voyant encerclé, mon père pris une grenade pour un dernier baroud, mais il l’a remise dans sa poche en reconnaissant un de ses cousins otage parmi les soldats. On le fit prisonnier.

Sur la route menant au poste, il vit une petite fille qui ramenait un couffin pour son petit frère. Ligoté et entouré de soldats, Père reconnut sa fille, ma grande sœur. Il détourna la tête trop tard. C’est comme ça que nous avons appris sa capture.

Les soldats français l’ont torturé pendant trois jours. Ils voulaient le faire parler. Père avait caché un groupe de moudjahidines dans une de ses caches avant le début des opérations. Le choix était simple pour lui : parle, dis nous où sont tes hommes et on te donne un uniforme de l’armée française, le même grade que tu avais à l’ALN, tu auras une belle solde pour nourrir tes enfants et tu pourras voir enfin ton premier fils. Sinon…

Exécuté par l’armée française près de la grotte où on l’avait capturé, Père a préféré mourir que trahir ses compagnons. Quatre jours après sa mort, ces derniers ont fini par comprendre que leur chef est tombé sans les avoir dénoncés. Ils sont sortis libres de leur cachette. Certains d’entre eux sont toujours en vie. Ils ne perdent jamais une occasion de raconter comment mon père est mort en héros.

Il fût enterré en secret, sous un moulin, par mon grand père et les femmes du village. Après l’indépendance, on le déterrera pour qu’il repose avec ses frères d’armes dans un cimetière sur le froton duquel on peut lire aujourd’hui: « Gloire aux enfants de Tazmalt, Héros martyrs de la lutte libératrice ».

Deux ans plus tard je vis un camion descendre de la montagne vers la plaine. Il portait un étendard sur le capot. Nous étions le 5 juillet 1962 et c’était la première fois que je voyais le drapeau de l’Algérie. J’étais heureuse que le cauchemar prenne fin, mais cela ne m’a pas rendu mon père.

Je me suis mariée en 1977 et j’ai suivi mon mari en France. Quand mes enfants sont nés j’ai fait venir ma mère, veuve depuis ses 28 ans. Elle ne s’est jamais remariée. Je voulais lui montrer des Français sans uniformes de para, qu’elle voit des gens dans la vie de tous les jours qui ont peut-être aussi perdu un père, un frère ou un mari dans cette guerre injuste. J’aurais pu avoir de la haine mais je n’en ai jamais eu.

Mes enfants nés ici ont la chance d’avoir deux pays. Ils ont été éduqués pour qu’ils n’oublient pas ce qu’ils doivent à leur double culture. Pour ma part, j’ai vécu 25 ans en France avant de prendre la nationalité de ce pays. Si aujourd’hui mon passeport algérien n’est jamais très loin de ma poche, je suis aujourd’hui une citoyenne à part entière,  avec les mêmes droits que n’importe quel Français, impensable dans l’Algérie coloniale de mon enfance. L’égalité pour tous, c’est peut-être aussi pour ça que mon père est mort.

Madame Hocini

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