Que peut-on ressentir quand on débarque sur une plage touristique, luxueuse à souhait, entourée d’immeubles tous plus scintillants et moches les uns que les autres, après avoir passé 10 jours sur un bateau de fortune, sans eau pendant les deux derniers jours de traversée, sans espace, bravant le froid, le soleil, la mer, la mort ? Quels sentiments peuvent nous inspirer le décor que nous découvrons, alors que des policiers nous « accueillent », brûlent nos vêtements et nos objets personnels tandis que la Croix Rouge nous fournit un kit d’habits qui sera notre principale garde robe pour les semaines à venir ? Est-on heureux et plein d’espoir, heureux d’être toujours en vie et plein d’espoir devant cette image de l’Europe riche et oisive (même si très laide, car dénaturée par l’urbanisme à tout crin et le tourisme massif et saccageur) ?

C’est ce que je me demande, alors que nous discutons avec un responsable de la Croix Rouge, assis sur un banc du port de Las Americas, au sud de Tenerife, île des Canaries. Destination des touristes européens à la recherche de soleil en plein milieu de l’hiver et des migrants à la recherche d’une vie décente quelle que soit la saison… J’ai la chance de pouvoir accompagner une députée européenne, Présidente de la sous-commission Droits de l’Homme au Parlement européen, et son équipe, pendant cette journée qui consiste à suivre le parcours d’un migrant qui débarque sur cette muraille de la forteresse Europe. Première étape donc, le port et la plage du sud de l’île. Pas de cayucos (les bateaux de pêcheurs utilisés par les migrants pour traverser l’océan) en perspective, il semble que nous rentrions dans une période plus calme avec en moyenne un cayuco qui arrive ici tous les 2 jours. Je vois les grandes tentes blanches de la Croix Rouge pliées, prêtes à l’emploi mais qui ne serviront pas aujourd’hui. Discussion avec le responsable de la Croix Rouge, avant de poursuivre notre périple. Etape suivante : le commissariat de la ville. C’est ici que les migrants sont envoyés à leur arrivée. Ils sont censés ne pas y rester plus de 3 jours, le temps qu’un juge ordonne leur placement dans un centre de rétention, mais ils peuvent parfois y être retenus pendant 10 ou 20 jours… Cette fois, les grandes tentes blanches sont bien dressées, mais vides. En fait, il faut descendre dans un parking souterrain pour découvrir les 138 migrants arrivés 3 jours auparavant dans un cayuco qui a quitté la Gambie 13 jours plus tôt, et 6 migrants arrivés depuis maintenant une semaine.

Les conditions sont précaires. Des matelas installés sur le sol, 4 cabines de douche et WC, des cordons de police qui servent à délimiter les zones dans le parking : les migrants qui se disent mineurs sont mis d’un côté, les hommes d’un autre côté. Il n’y a pas de femmes dans le parking. Les policiers surveillent. Les migrants sont quasiment tous vêtus de « l’uniforme » délivré  par la Croix Rouge. Un chiffre est griffonné au marqueur sur leur T-Shirt : il correspond à la date d’arrivée de leur cayuco, le numéro de leur embarcation et leur propre numéro à l’intérieur du cayuco, ces deux derniers numéros étant déterminés par les autorités espagnoles. Ce numéro un peu compliqué, c’est le nouveau prénom et nom des migrants. Il les suivra jusqu’au bout de leur passage aux Canaries, voire plus loin… Le migrant devient le numéro d’un bateau. Et après tout, c’est plus facile comme ça. Tous les reportages sur leur arrivée aux Canaries nous montrent bien qu’il ne s’agit plus d’individus mais de « flux migratoires », ou plus spécifiquement de « clandestins » ou d’  « irréguliers »… On commence même à parler « d’émigration clandestine », alors même que quitter son pays est censé est un droit universel. Ca veut dire quoi « émigration clandestine » d’abord ? … Bref, des qualificatifs qui font oublier la personne au milieu de tout ça.

 Sauf que, dans le lot, il y a des gens qui fuient des conflits et qui pourraient, au regard du droit international, prétendrent au statut de réfugié ; il y a des mineurs qui sont normalement protégés par ce même droit international, il y a des gens avec des histoires particulières, qui viennent de pays divers et variés, certains sont partis de chez eux plusieurs mois auparavant, il y a plein de monde qu’on ne peut pas définir si facilement, n’en déplaisent à certains… 

Bref, revenons au joli commissariat du Sud de Tenerife, ou plus exactement dans son parking au sous-sol. Nous parlons avec quelques migrants, certains ont l’air exténués, d’autres sont loquaces. Nous les interrogeons sur leur traversée, les conditions de leur départ, leur pays d’origine, etc., mais d’abord ils nous demandent où ils sont… Personne ne semble leur avoir expliqué qu’ils se trouvent à Tenerife ! En discutant un peu plus, ils nous disent qu’ils n’avaient aucune idée des conditions très difficiles de la traversée ni du fait qu’ils allaient être incarcérés à leur arrivée en Espagne. Certains disent d’ailleurs qu’ils regrettent d’être là. Ils disent facilement leur pays d’origine et ne semblent pas avoir de stratégie de dissimulation afin d’éviter l’expulsion. Ils sont visiblement éprouvés par la traversée qu’ils viennent de réaliser. Ils sont en manque flagrant d’informations sur leur situation, leurs droits, ce qui va leur arriver, où ils sont et quelles seront les prochaines étapes de la rétention. Ils n’ont pas eu la possibilité de contacter leur famille, qu’elle se trouve dans le pays d’origine ou en Espagne. On remarque qu’ils n’ont aucune idée de ce qu’est l’asile et par conséquent ne savent pas qu’ils ont le droit de déposer une demande dans ce sens.

Le passage des migrants dans le commissariat n’est que l’attente nécessaire avant la légalisation de leur enfermement par un juge. Ensuite, ils sont transportés dans un des deux centres de Tenerife, en général c’est dans celui de Las Raices, près de Santa Cruz, la capitale de Tenerife. C’est donc vers là que nous partons, après avoir quitté les migrants et discuté avec le sous-chef du Commissariat.

Sandrine Roginsky

Sandrine Roginsky

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