« Plus de 6 500, c’est le nombre d’ouvriers sud-asiatiques morts au Qatar durant la dernière décennie. » Ce constat documenté par le Guardian en 2021., probablement largement sous-estimé, ouvre le livre-enquête, Les esclaves de l’homme-pétrole (Éditions Marchialy, 2022).

Chaque année, ce sont près de 10 000 travailleurs migrants qui meurent aux Émirats arabes unis, en Arabie Saoudite, au Qatar, à Oman et à Bahreïn, selon l’ONG FairSquare. Conditions de travail, mauvais traitements ou condition climatique, plus de la moitié de ces décès restent inexpliqués.

Trafic humain à l’échelle mondiale

Dans Les esclaves de l’Homme Pétrole, Sebastian Castelier et Quentin Müller livrent un recueil de témoignages glanés aux quatre coins du globe. Du Kenya au Soudan, de l’Indonésie au Népal, les deux reporters suivent les traces des travailleurs et travailleuses à chaque instant de leurs parcours migratoires.

L’enquête dissèque les dessous de ce trafic d’êtres humains à l’échelle mondiale. Un système d’exploitation tentaculaire, qui profite des situations économiques des pays les plus pauvres, pour fournir les pétromonarchies en main d’œuvre.

Au Népal, 25 % du PIB est généré par des travailleurs de l’étranger

Au fil de leur investigation, on apprend comment des recruteurs sillonnent les berges du lac Victoria au Kenya à la recherche d’ouvriers. Profitant de la pauvreté et de la crise du travail dans la région, ils réquisitionnent des femmes et des hommes qui n’ont plus d’autre option que d’accepter de partir pour le Golfe, malgré la conscience du danger.

On apprend également comment, au Népal, 25 % du PIB est généré par les femmes et les hommes partis travailler à l’étranger. Une situation qui contraint le gouvernement à regarder ces migrations d’un œil bienveillant, si ce n’est à les encourager.

Cadences de travail infernales

La deuxième partie de l’ouvrage raconte l’enfer des conditions de travail sur place. Dans une zone industrielle, plus de 400 000 travailleurs, majoritairement en provenance d’Asie du Sud et d’Afrique de l’Est, s’attèlent à la construction des infrastructures destinées à la Coupe du Monde.

À quelques dizaines de kilomètres seulement du centre de Doha, la flamboyante capitale qatarie, ces immenses cités, cachées aux yeux du monde, ont des allures de bidonvilles : « Le Qatar n’est pas une mais deux sociétés, celle qu’elle donne à voir au monde et celle qu’elle enfouit », décrivent les auteurs.

Les gens sont parfois huit par chambre sur des lits superposés. Il fait 50°C. Vous ne voyez rien, car la luminosité est trop forte. Les incendies sont courants 

Les conditions et les cadences de travail y sont infernales. La vie et l’hébergement des travailleurs sont catastrophiques. C’est ce que décrit Albert* (nom d’emprunt), ancien agent de sécurité dans la zone industrielle : « Les gens […] sont parfois huit par chambre sur des lits superposés. […] Le bruit des ventilations est infernal, sans compter les cafards, les puces de lit. Il y a aussi cette poussière qui rentre par les petits trous des habitations. Vous respirez constamment ce poison. L’été c’est pire. Il fait 50°C. Vous ne voyez rien, car la luminosité est trop forte. Les incendies sont courants. »

Le Kafala, un système d’exploitation séculaire dans les pays du Golfe

Avec cette Coupe du Monde, le Qatar joue son image à l’international. Alors, face aux accusations de travail forcé et d’esclavage moderne, la pétromonarchie se vante d’avoir aboli le système du Kafala.

Un système répandu dans les pays du Golfe mais aussi ailleurs, comme au Liban. La règle : chaque travailleur étranger doit avoir un Kafeel [un parrain, NDLR] dans la région où il travaille. Souvent, c’est l’employeur qui endosse cette charge. Il devient ainsi responsable du visa et du statut juridique de son employé. Certains Kafeel vont même jusqu’à confisquer les passeports de leurs subordonnés, afin de les empêcher de rentrer chez eux. Les travailleurs se retrouvent alors en position de vulénrabilité, exposés à tous les abus.

Au fil des témoignages, on comprend que si le terme Kafala a disparu au Qatar, les ressorts de domination archaïques qui le caractérisent sont, eux, toujours bien présents.

Les travailleuses domestiques sont les plus exposées

Les travailleuses domestiques subissent de plein fouet les coercitions induites par ce système. Ce métier – réservé aux femmes étrangères – est peut-être le plus dangereux. Enfermées dans l’intimité des riches familles du Golfe, ces femmes sont coupées du monde et à la merci de leur patron. Elles subissent des abus systématiques, travaillent parfois plus de 16 heures par jour, en mangeant et en dormant très peu.

Originaires du Kenya pour la plupart, ces femmes ont été formées aux tâches qui les attendent. Formées aussi à la possibilité d’être agressées physiquement et sexuellement. On peut ainsi lire ces mots, sortis de la bouche d’une formatrice : « Pour les abus sexuels, ça dépend beaucoup de comment la domestique se comporte face au boss. Si les attitudes ou les postures sont dans la séduction… On leur apprend comment s’habiller pour éviter que ça arrive. »

Certains décèdent après leur retour au pays

Même ceux qui en reviennent vivants gardent souvent des séquelles de ces années de forçats. Les problèmes d’insuffisances rénales, par exemple, sont monnaie courante. Les employeurs économisent sur l’eau potable qui coûte trop cher. Résultat, les travailleurs s’abreuvent d’une eau impropre à la consommation. Il n’est pas rare que certains décèdent quelques semaines après leur retour au pays.

Pour d’autres, les frais de santé consécutifs aux conditions de travail ont raison de leurs maigres économies. Ils sont contraints, malgré tout ce qu’ils ont subi, de partir à nouveau dans les pays du Golfe, pour rembourser leurs dettes.

Malcolm Bidali, blogueur kenyan emprisonné au Qatar

Le Qatar tente de sauver son image coûte que coûte. Dans la zone industrielle, les journalistes ne sont pas les bienvenus, les Occidentaux non plus. Et pas question de laisser les travailleurs montrer un quelconque mécontentement sur leurs conditions de vie.

C’est ce qu’a montré le cas médiatisé de Malcolm Bidali. Ce jeune Kenyan a travaillé trois ans en tant qu’agent de sécurité dans la zone industrielle. Il a commencé, anonymement, à écrire des articles pour dénoncer la situation des travailleurs au Qatar.

Le prix humain de cet événement planétaire

Quand les autorités qataries lui ont mis la main dessus, Malcolm Bidali a eu le droit à une interpellation musclée et a passé plusieurs semaines dans les prisons du gouvernement. Il a finalement été expulsé du pays et a bien entendu perdu son travail.

Dans Les esclaves de l’homme-pétrole, une soixantaine de travailleurs, de travailleuses et leurs familles racontent leur parcours, leurs expériences ou plutôt leur calvaire. À moins de deux mois du coup d’envoi de la Coupe du Monde de football, l’ouvrage éclaire d’un nouveau jour le prix humain qu’aura coûté l’organisation de cet événement planétaire.

Névil Gagnepain

Photo : © David Ramos – FIFA/FIFA via Getty Images

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