Faissal et moi avions rendez-vous au ministère de l’intérieur pour des papiers administratifs relatifs à notre résidence en Egypte. A vrai dire, cela ne me faisait pas vraiment peur. Avoir affaire aux autorités égyptiennes, on a toujours mieux comme programme, mais j’étais plutôt enthousiasmée à l’idée de voir ce qui se passait dans les bureaux de cet immense bâtiment, coiffé de dizaines de satellites et entouré d’un nombre impressionnant de militaires. Excitée donc de découvrir, mais je craignais déjà l’attente. Et puis disons que l’horaire du rendez-vous éveillait un tantinet les soupçons : 21h30 mercredi dernier…

Le ministère se situe à quelques rues de chez moi. En arrivant, les agents d’accueil ne brillent pas par leur amabilité. On fait passer les personnes par un sas de sécurité en leur ordonnant, d’une voix criarde, de déposer à l’accueil téléphones portables et autres objets métalliques. Les formalités de contrôle accomplies, nous nous dirigeons vers la salle d’attente, spacieuse, aux murs blancs presque immaculés. Je suis la seule femme. En arrivant dans la salle, une douzaine de paire d’yeux me dévisagent de haut en bas. Je m’assieds. Manque de chance, j’ai oublié ma lecture à la maison. Mes deux seules distractions : une fiche d’informations à remplir et mon …dictionnaire arabe-français!

J’en profite pour revoir les mots de vocabulaire appris dans la journée. Objectif : éviter de croiser au maximum les regards des mâles qui m’entourent. A ma droite, un jeune d’une vingtaine d’années ne semble pas vouloir décoller ses yeux de moi. Je m’énerve gentiment et lui fais comprendre qu’il a tout intérêt à arrêter son numéro tout de suite. Faissal se crispe. La soirée commence bien… Trente minutes sont passées. Nous sommes toujours là à attendre qu’on veuille bien nous appeler. Au plafond, le bruit d’un néon sur le point de rendre l’âme m’agace autant que les regards insistants de mon voisin grisonnant d’en face, qui s’y met lui aussi.

Ce soir, c’est un festival de matage auquel j’ai droit et en plein ministère de l’Intérieur. Merci je ne suis pas venue pour rien… Voilà, on nous appelle enfin. Il est bientôt 22h15. Nous traversons la cour du ministère et rejoignons une autre entrée intérieure du bâtiment. A l’intérieur, un jeune homme à la taille impressionnante nous accueille et ouvre la porte de l’ascenseur. Nous nous y engouffrons et quelques secondes plus tard nous voilà arrivés. Je prie pour que les formalités administratives se fassent vite. En sortant de l’ascenseur, j’ai un peu de mal à croire ce que je vois : deux personnes, un homme d’une cinquante d’années et une jeune femme, tous deux debout, visage face au mur. A leur gauche, l’accueil du service dont les agents semblent apprécier le spectacle : glousseries et moqueries en tout genre fusent à l’encontre des deux « punis ». Je crois rêver. J’ai l’impression de faire un retour en arrière d’une quinzaine d’années, quand, grondés par la maîtresse, les plus vilains d’entre nous étaient amenés « au coin ».

En observant la jeune femme, je me rends compte qu’elle porte une djellaba traditionnelle marocaine, de couleur rose, la capuche sur le dos. Même ses blaghi (babouches) typiques trahissent son origine. Je suis persuadée que c’est une Marocaine, j’en mettrais ma main à couper. J’ignore ce qui l’a amenée ici. Sa tenue est couverte de ce qui paraît être de la graisse de voiture. Ses cheveux, noirs de jais, sont plus ou moins attachés et ses deux bras, posés le long de son corps immobile. La porte du bureau du responsable s’ouvre enfin. En sortent deux agents du ministère entourant un homme et lui ordonnent de rejoindre les deux « punis » : à son tour le voilà debout entre les deux autres, face au mur.

Cette fois-ci le responsable nous fait signe d’entrer. L’accueil est très cordial. Sur son bureau, plusieurs passeports dont celui situé tout au dessus qui est, pour sûr, marocain. Je le reconnais à l’armoirie dorée qui orne la couverture. Nous sommes invités à nous asseoir sur le canapé. A côté, la télévision est allumée. La salle est sombre, éclairée par une unique petite lampe de bureau. L’on nous pose des questions sur notre séjour, montrons nos passeports et cartes d’identité. Rien de méchant. Le responsable a le sourire, les questions n’ont pas le ton d’un entretien formel. En trois minutes chrono, nous récupérons nos papiers.

Nous sortons du bureau. Je ne peux m’empêcher de demander à Faissal de retourner discuter avec notre interlocuteur pour en savoir plus sur les raisons de la « punition » des trois personnes. Il fait demi-tour et sur le pas de la porte lui demande : « Ils sont marocains? » . Réponse : « Oui. – Pourquoi sont-ils ici?  Ils ont fait de mauvaises choses », lui répond le fonctionnaire. « De la prostitution? », l’interroge Faissal. « Oui », avoue-t-il, avec un quasi un sourire dessiné sur le visage.

En sortant, je capte un regard de la jeune Marocaine. Mais en passant à côté d’elle pour emprunter l’escalier, elle ne décollera pas ses yeux du mur qu’elle fixe depuis je ne sais combien de temps. Une prostituée ? Je ne le saurai jamais. Au Moyen-Orient, les Marocaines ont la réputation d’être « les putes de la région ». J’ai entendu cela plus d’une fois, en Syrie, il y a quelques années, et en Egypte aujourd’hui. J’aurais voulu lui parler, savoir ce qu’elle faisait au Caire, ce qu’il lui était arrivé, pour quelles raisons s’était-elle retrouvée là, debout comme un enfant face au mur d’un service du ministère de l’Intérieur égyptien. Je m’en veux de ne pas avoir cherché à en savoir davantage et de ne pas l’avoir aidée. J’ignore comment j’aurais pu mais j’aurais dû essayer.

Nassira El Moaddem

Nassira El Moaddem

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