Je suis à Medjez El Bab, à une cinquantaine de kilomètres de Tunis. La pluie torrentielle n’empêche pas le chauffeur du louage, petit minibus bon marché, de rouler pied au plancher. Quand il ne fume pas, il chante. Et quand il ne chante, il jure, gratifiant ses huit voyageurs de son répertoire d’insultes, ma foi bien garni.

Assis près de moi Mohamed, « Mido », étudiant en informatique à Tunis. De prime abord, il n’a pas l’air commode. Un peu bougon. Et puis, son téléphone sonne.  Je devine que sa mère est malade et que son grand frère ne travaille plus. Il raccroche. « J’espère que tout ira bien » lui dis-je, coupable de ma première impression.  Il esquisse un petit sourire et me remercie chaleureusement. Il tire le rideau, puis, au fil du trajet, me raconte un peu sa vie d’étudiant. Il me parle beaucoup de sa petite amie. Elle est au Kef, il est à Tunis. Et de leurs récents soucis de couple, à cause de la politique et de l’élection de la prochaine Assemblée Constituante, dimanche prochain : « Elle va voter pour les barbus d’Ennahdha. Je ne sais pas ce qu’elle trouve à ces imbéciles. Elle ne fait même pas la prière. J’essaye de la raisonner mais laisse tomber. On dirait qu’elle est possédée ».

Imbéciles. Le mot lui échappe (ou pas). Juste devant nous, Haïtem, un trentenaire longiligne au teint pâle. Il a tout entendu.  Depuis notre départ, il n’a pas cessé de tripoter un trousseau de clé. Il se retourne : « Imbéciles ? Pourquoi tu ne respectes pas les opinions des autres ? Tu crois que tu as tout compris ? Tu vas voter qui toi déjà ? ». Il fixe quelques secondes Mido. Le louage s’arrête. Pause déjeuner.

Mido est au téléphone. Je rattrape Haïtem. Il a déjà commandé un café et un sandwich fricassé.  Après les politesses d’usage, je lui demande s’il va voter Ennahdha.  « Oui ».  Le parti islamiste Ennahdha est donné favori pour l’élection de la Constituante. Les sondages le créditent de 25% d’intentions de vote. Haïtem sort de sa poche plusieurs tracts : « Ils disent tous qu’ils sont démocrates. Je n’en crois aucun. Même pas Ennahdha en fait. Mais ils sont plus organisés, moins corrompus, et un peu plus de religion ne nous fera pas de mal ».

Le chauffeur nous fait signe que nous repartons. Haïtem me demande s’il peut s’asseoir près de Mido, prétextant préférer être près de la fenêtre.  En fait, il anticipe, au cas où la bataille devait recommencer.  J’accepte. Au début, ils ne se parlent pas. Et puis Mido reprend, là où leur discussion s’était terminée : « Je vais voter PDP ».  Le Parti Démocratique Progressiste, un parti de centre-gauche, autorisé sous Ben Ali, qui arriverait second du scrutin avec un peu plus de 10% des voix. Loin derrière Ennahdha. Mido lui raconte brièvement l’histoire du parti, et son combat « courageux et héroïque » pour les droits de l’homme. Haïtem écoute. Parfois, il acquiesce. Je ne les quitte pas du regard. Et puis, Mido remet le feu aux poudres : « Le projet des barbus c’est quoi pour la Tunisie ? Copier l’Arabie Saoudite ? Faire des débats pour savoir si une femme peut conduire ou couper la main d’un voleur ? Les partis religieux devraient être interdits ».

Un silence. Dans le louage, tout le monde a entendu. Une vieille femme marmonne quelque chose, tandis que le chauffeur s’en mêle à sa manière : « Tout est de cette ****** de Leila Trabelsi». Personne n’y prête vraiment attention. Haïtem a déjà commencé sa riposte : « Le PDP, qui distribue des casse-croûtes pour remplir ses meetings ? Le PDP, qui a travaillé main dans la main avec Ben Ali ? Le PDP, qui n’a d’avis sur rien du tout et qui se contente de passer la pommade au peuple pour des voix ? ». Mido veut répondre,  Haïtem le coupe : «  Ennahdha ce n’est pas que la religion. Ils parlent le même langage que le peuple.  Le problème des gens comme toi, c’est qu’ils ne savent pas qui ils sont, et ce qu’ils veulent».

Le ton monte. La vieille femme les enjoint d’arrêter. Impossible. Le visage de Mido a pris une autre expression. Il est en colère. Il s’excuse auprès de la vieille dame. « Juste le temps de conclure ». Il me prend à témoin : « Tu crois que j’ai fait la Révolution pour la donner à des barbus ? Ils étaient où quand les cartouches sifflaient ? Ton chef Ghannouchi (Rached Ghannouchi, leader du parti Ennahdha, en exil à Londres depuis le début des années 90)  est rentré, il n’a même pas dit merci au peuple. Il avait déjà soif de pouvoir et de vengeance ». Mido pointe du doigt Haïtem : « La liberté, c’est pas ce que veut ton patron. Il veut se servir de la liberté pour nous imposer un mode de vie que même nos grands-parents refuseraient. Le PDP est aussi musulman non ? Sauf que si un vrai parti démocrate gagne, je pourrais tranquillement aller à la mosquée, ou boire une bière si j’en ai envie ».

Haïtem sourit : « On arrête c’est mieux, tu mélanges tout. C’est la bière qui t’inquiète ? Ennahdha n’a jamais dit qu’il voulait interdire l’alcool. Il veut juste que les gens ne boivent pas sur la voie publique pour éviter les bastons d’ivrognes. Tu as bien appris ta leçon hein ? ». Il feint d’avoir fini, mais revient finalement à la charge. « Arrête, je ne préfère pas parler de ça avec toi, tu ne connais rien. Tu es trop jeune, la politique ça ne s’apprend pas en deux semaines ». Le chauffeur s’arrête.  Trois personnes descendent, quelques kilomètres avant l’arrivée. Il change de station de radio.  Parce qu’il était dit que les débats devaient continuer jusqu’au Kef, la speakerine évoque les manifestations salafistes après la diffusion du film Persepolis (qui représente Dieu, chose interdite en Islam)  par la chaîne Nessma TV.

Mido saisit l’offrande : « On s’en fout, pourquoi veulent-ils manifester ? Tu ne veux pas regarder, change ou efface la chaîne. C’est ça avec les islamistes. Si on ne leur dit pas stop, ils viendront même nous dire comment tenir notre fourchette». Haïtem ne bronche pas.  Mais son regard en dit long. Il commence une réponse – « Les salafistes ? C’est quoi le rapport avec nous ? »–  avant de sortir un tract de sa poche : « Tu vois cette femme se présente pour Ennahdha ? Tu la vois avec un Niqab ? Un voile ? Pour ton information, le PDP n’a pas pris la défense de Nessma.  Ils ne sont pas islamistes pourtant, hein ? Pourquoi ? Parce qu’ils n’ont pas de personnalité, aucune opinion valable ».

Bienvenue dans le Gouvernorat du Kef. Le louage s’arrête. Tout le monde descend.  Je prends mes bagages et je vois Mido et Haïtem, s’éloigner au loin. Ils hurlent. Je ne décèle que des bribes : « barbus, corrompus, salauds, Ben Ali, prison ». Je presse le pas. Mon cabas pèse une tonne. Ça vaut le coup, même sous la pluie. Tandis que je m’attends à la bataille finale, rien. « Viens manger à la maison mon frère » lance Mido à Haïtem. « La prochaine fois inch’allah. Mais laisse-moi ton numéro, on prend un café ensemble tout à l’heure ou demain matin ».

Ramsès Kefi

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