Le Kef, nord-ouest de la Tunisie. Je m’engouffre avec Amine, 25 ans, dans une petite ruelle du quartier de Barnoussa. Il est 21 heures, peut-être un peu plus. Parfois, Amine s’arrête pour contempler les étoiles. Le ciel est magnifique. Sur le chemin, il me parle de « son braquage ». Le mois dernier à Tunis, deux jeunes garçons,  armés de couteaux, lui demandent de vider ses poches. Quelques cigarettes, la clé d’une armoire et surtout 4 dinars, soit à peu près 2 euros. « Je n’ai même pas pu fumer de la journée. Si je les croise, je les tue. Avec n’importe quoi, mais je les tue ».

Une voiture de police passe. Amine m’explique que depuis un mois les inspecteurs cherchent quelqu’un pour une histoire de chèques sans provisions, et de vols de voiture.  Il soupire : « Ce sont des apparences. Ils veulent donner l’image de maîtriser la situation, mais c’est faux car ils ne font plus peur. Les dangereux courent toujours ». Il tire de sa chemise la photo de son ami, tabassé, puis jeté à la mer il y a quelques jours, toujours à Tunis, et me raconte un peu ses funérailles, dans le quartier voisin d’Aïn Mnekh. Il s’assied sur une grosse pierre, qui fait face à un terrain vague où les ordures s’accumulent. Le silence. Il allume une cigarette, puis me dit de continuer seul. Qu’il me rattrapera.

Depuis la révolution, les Tunisiens savourent leur liberté, mais apprennent aussi l’insécurité. A vivre avec la violence, que des rumeurs souvent invérifiables alimentent, et qui participent très largement à propager le sentiment de peur. Chaque récit de fait divers est ainsi replacé dans un contexte de chaos.  « Finie l’époque où il était possible de circuler n’importe où à n’importe quelle heure » me souffle Amine, revenu à ma hauteur. « S’il y a bien quelque chose que je regrette de Zine (Ben Ali), c’est la sécurité » renchérit-il.

Le lendemain, je rencontre Mohamed, la trentaine, près du Malibu, le fast-food branché de la ville. Il travaille dans la protection civile, l’équivalent, à peu de choses près, de nos pompiers. En février dernier, il a participé à des missions de maintien de l’ordre, à Kasserine notamment, l’un des berceaux de la révolution. « J’ai tabassé des gens et je l’assume, parce que certaines personnes pensent que le changement politique est un prétexte au bordel. S’il le faut, je recommencerai », m’explique-t-il, devant son écran d’ordinateur portable. Lui aussi milite pour le retour d’une police forte. « Rien à voir avec mon engagement dans le Ministère de l’Intérieur. Là je parle en tant que citoyen ».

Il m’accompagne près de l’ancien poste de police de la ville, désormais fermé depuis le mois de février et sa mise à sac. A quelques encablures de là, les carcasses d’une dizaine de voitures incendiées. Mohamed est formel : si le nouveau pouvoir ne prend pas les choses en main, la situation risque encore de se détériorer. « Le sentiment d’impunité peut pousser des gens honnêtes à faire des saloperies. Tu savais que des prisonniers en cavale étaient toujours dans la nature ? Tu savais aussi qu’il était possible d’acheter une kalachnikov pour 1000 dinars (500 euros) à la frontière libyenne ? Tu savais qu’une banque avait été braquée il y a quelques jours près de Tunis ?».

Nous grimpons dans un taxi. La police, mais aussi l’armée, patrouillent. Au lendemain des élections, on craint pour la sécurité intérieure. Des émeutes, comme jeudi dernier à Sidi Bouzid, ou même des attentats, dans le pire des scénarii. « On doit beaucoup à l’armée » lance Mohamed. Un passager grimace : « Oui, mais parfois, c’est limite». Les yeux rivés sur la route, il raconte comment, en plein jour, sa belle-sœur s’est fait arracher son sac « par deux gamins » devant deux militaires, qui n’ont pas esquissé le moindre geste. Mohamed, agacé, le coupe : «  Les militaires n’ont pas que ça à faire. Ils ont des ordres bien précis. Tu es ingrat mon frère ». L’homme descend. « C’est pas une question d’ordre, c’est une question de principes. Si tu vois une femme se faire voler, tu ne ferais rien toi ? ». Il nous salue.

A peine la porte refermée que le chauffeur enchaîne : «Ce n’est pas la sécurité la priorité, c’est le chômage. Si les gens t’agressent, c’est à cause de la misère». Il n’en dira pas plus. Mohamed ne répond pas. Nous descendons. En face de nous, un camion, et un jeune garçon, qui remplit des bidons, avec de l’essence de contrebande ramenée de l’Algérie voisine. « Il devrait être chez lui à faire ses devoirs. C’est dur de voir des jeunes sans avenir. Le chauffeur n’a pas tort. « Les gens ont faim », souffle Mohamed.

Ici au Kef, le chômage flirte avec les 40%. La misère, et surtout le désespoir, que même la Révolution n’a pas réussi à endiguer. L’impression de ne pas pouvoir s’en sortir. S’interdire de rêver.  Ben Ali empêchait de réfléchir sur son propre sort. C’est comme ça, c’est tout. La culture de la résignation et de la matraque. Désormais, c’est le retour à la réalité. La fin d’une Tunisie idyllique.

Nous entrons dans une épicerie. Un jeune homme achète du lait. Il a l’air ailleurs. J’apprendrai de la bouche d’un voisin, plus tard, qu’il se shoote aux médicaments et qu’il vole pour s’en acheter, avec le florilège d’anecdotes « salasses » qui va avec.

Il est 21h. Le patron ferme la boutique. 21h aujourd’hui, c’est tard. Je lui rappelle le temps où il était ouvert jusqu’à pas d’heure. « C’est fini ça. Au fait, tu as entendu l’histoire des deux filles enlevées. Elles sont du Kef. Elles ont suivi deux hommes qui les ont violées et jetées par la fenêtre. Dieu soit loué, je n’ai pas de filles ».

Ramsès Kefi

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