Une femme au visage couvert de cendres hurle dans le gris des décombres. Deux hommes en portent un troisième, blessé à la jambe, sous le regard menaçant d’un char israélien. Une mère désemparée, épuisée, presque éteinte, serre contre elle ses enfants dans un hôpital de Khan Younès. Les photographies de Mahmud Hams témoignent sans artifices de la barbarie de la guerre qui oppose Israël aux Gazaouis. Une honnêteté dans l’horreur, où toutes les images ont un point commun : une forme d’humanité qui impose qu’on les regarde avec le cœur.
Mahmud Hams témoigne dans ses photos de son propre génocide. C’est sa terre, son peuple, ses semblables qui sont visés. Si l’on en croit le décompte macabre des journalistes tués dans l’enclave, lui-même opère avec une cible dans le dos. Employé depuis 2003 par l’AFP, le photojournaliste n’en est pas à sa première guerre. Pour le Bondy Blog, il revient sur son évacuation, son expérience directe de la guerre et la pratique de son métier dans le contexte particulier de Gaza. Interview.
Comment vous adaptez-vous à votre nouvelle vie au Qatar ?
Nous sommes à Doha depuis février dernier. La situation s’était vraiment détériorée, alors l’AFP a décidé d’évacuer toute son équipe de Gaza. Des familles sont parties vers le Qatar grâce à l’ambassade de France, et les autres ont été évacués vers l’Égypte. Je connaissais déjà le Qatar, car j’ai visité Doha à plusieurs reprises dans le passé. Mais là, nous y avons emménagé, dans des conditions qu’on ne peut pas qualifier de normales. Je ne suis pas dans un état d’esprit très positif, car j’ai dû laisser du monde derrière moi. Mes collègues et amis, mais aussi une partie de ma famille. Mon père, mes frères…
On essaie de se reconstruire, trop de choses se sont passées
Maintenant, je suis ici avec ma femme et trois de mes enfants. Mon aîné est parti poursuivre ses études à l’Université Allemande du Caire. Il a pris une année de retard, car la guerre a commencé un mois seulement après la rentrée. Il n’a pas pu rester avec nous à Doha parce que l’université ici coûte très cher. Mes autres enfants sont à l’école palestinienne. La communauté est très importante ici. Et moi, je continue à travailler pour l’AFP. On essaie de se reconstruire. Trop de choses se sont passées.
Comment avez-vous réagi à l’annonce du prix ?
J’ai été ravi, car il s’agit d’un prix très renommé. Durant mes années de travail avec l’AFP, j’ai gagné beaucoup de distinctions assez reconnues dans le monde de la photographie. Le Prix Bayeux par exemple, mais aussi des prix à Istanbul, dans le monde arabe, en Chine, au Japon…
Pour ma couverture de cette guerre, j’ai reçu le premier prix aux Istanbul Photo Awards plus tôt dans l’année. Je suis aussi à nouveau finaliste au prix Bayeux pour lequel je me rendrais en France à partir du 8 octobre. Mais le Visa d’Or, c’est autre chose, j’en suis vraiment très heureux car c’est un prix prestigieux qui vient couronner mon plus gros travail. Il montre que le monde a capté mon message. Et quand ton travail est apprécié par les gens, tu ne peux qu’en être satisfait. J’ai le sentiment d’avoir accompli des choses positives pour mon peuple et pour ma profession.
Cette guerre, c’est mon travail le plus important
J’ai tout couvert dans Gaza et sa région depuis 2003. La révolution en Égypte, la Libye, la coupe du Monde au Qatar… Mais cette guerre, c’est mon travail le plus important. C’est le plus gros événement de ces dernières années. Le plus dangereux. Même les conditions de travail dans cette guerre sont tout à fait différentes des précédentes.
En quoi cette guerre est-elle différente des précédentes ?
Cette guerre est la plus grosse. Les autres n’étaient qu’une répétition de ce qui se passe habituellement à Gaza. C’était déjà très dangereux, évidemment, mais nous étions basés dans nos bureaux de Gaza-City et nous nous y sentions relativement en sécurité. Nous pouvions aller plus ou moins où nous voulions. Mais pour cette guerre, la souffrance a commencé dès le tout premier jour.
Dès la première attaque, trois journalistes ont été tués par l’armée israélienne, dès la première heure
Dès la première attaque, trois journalistes ont été tués par l’armée israélienne. Dès la première heure. Après trois jours, j’ai moi-même été blessé, dans mon propre bureau. J’ai reçu un éclat d’obus dans la jambe. Deux jours après, on a été sommés de quitter les lieux. Lorsqu’ils ont bombardé notre immeuble, un autre journaliste a été tué. Ensuite, ils nous ont forcés à quitter la capitale et tout le nord de la bande de Gaza pour aller à Khan Younès ou Rafah. On a dû tout laisser derrière, on est partis sans aucune logistique, sans nos affaires.
Notre bureau était un refuge. Nous nous y sentions en sécurité, on y avait une pièce pour nous reposer avec un peu de confort. On a tout laissé derrière nous. On est parti avec nos voitures et nos équipements. On a laissé tous nos souvenirs. Tous les prix que j’ai reçus, tous mes papiers, mes diplômes, j’ai tout perdu là-bas. Quand j’ai quitté le bureau, je pensais naïvement que j’y serais de retour après trois jours. Mais maintenant ça fait un an. J’ai quitté le pays et j’ai pris uniquement mon passeport avec moi ! (rires). Avec un petit sac de vêtements, mes deux appareils photo et mon ordinateur.
Votre rôle, en tant que photojournaliste, est de témoigner, de voir et de transmettre. Vous avez été confronté à l’horreur. Comment vous en êtes-vous protégé ?
Tous les jours, nous faisions face à la mort, aux corps d’enfants… Tous les matins, nous allions à la morgue dans laquelle il y a énormément de cadavres. Nous allions voir des habitations qui avaient été ciblées, avec encore des gens sous les décombres… C’est très compliqué. Et nous restons des humains, on ne peut pas tout le temps se protéger. Parfois, tu t’arrêtes et tu pleures. Parce que dans ces enfants, dans ces familles, ce sont les tiens que tu vois.
Le danger est constant, il n’y a aucun endroit sûr, aucun temps de répit, à Gaza
Et toi et ta famille, vous êtes affectés comme les autres par ce qu’il se passe. On a dû changer cinq fois de lieu d’habitation. On a eu des difficultés à trouver de la nourriture. De l’eau potable. Le danger est constant, il n’y a aucun endroit sûr, aucun temps de répit, à Gaza.
Est-ce que votre appareil photo vous permettait, d’une certaine manière, de vous protéger des scènes auxquelles vous avez été confronté ?
Au contraire. Nos caméras et nos gilets pare-balles font de nous des cibles pour l’armée israélienne. On l’a vu, nos collègues ont été ciblés. Plus de 100 journalistes ont été tués à Gaza (116 à l’heure de l’écriture de cet article, ndlr), et combien ont perdu un bras, une jambe ou plus, et ne peuvent plus travailler ? Ils ont ciblé tous les bureaux de Gaza-City, de toute la bande de Gaza d’ailleurs. Qu’il s’agisse des médias internationaux ou locaux.
Quelle a été la chose la plus difficile à laquelle vous avez dû faire face ?
Quand j’ai perdu un de mes collègues, ça a été un moment très difficile. Et quand ils ont ciblé nos bureaux la deuxième fois et que nous avons tout perdu, ça a été très compliqué aussi. Certaines choses qui se sont passées lorsque j’ai couvert Khan Younès, ou dans le corridor de Netzarim, lorsque des tanks nous ont tiré dessus… Il y a eu énormément de choses très compliquées.
Comment percevez-vous la réponse mondiale à ce qu’il se passe à Gaza ?
Au départ, il y a eu des difficultés à reconnaître qu’Israël visait les gens de manière indiscriminée. Mais après quelque temps, les gens ont commencé à comprendre que c’était bien le cas. Il y a eu trop de victimes civiles pour pouvoir le nier. Le monde voit les images, les vidéos… Les gens voient ce qu’il se passe.
Il n’y a pas assez de choses faites pour aider à obtenir un cessez-le-feu
Les témoins sont trop nombreux. Le monde entier voit les souffrances. Il y a de plus en plus de soutien pour les Palestiniens, mais il n’y a pas assez de choses faites pour aider à obtenir un cessez-le-feu, c’est plutôt clair. Tout le monde le voit, même dans les plus petits villages perdus dans le monde.
Comment voyez-vous le futur ? Espérez-vous pouvoir retourner à Gaza ?
Pour le moment, je reste à Doha. J’ai une famille. La priorité est de s’établir dans un endroit avec de bonnes conditions de vie, avec un accès à un système de santé fiable et des écoles. Mais je compte bien retourner seul à Gaza pour continuer la couverture de la guerre. C’est mon peuple, c’est mon pays, et j’y ai toujours ma maison. Je ne l’ai pas quittée par choix, mais pour sauver ma famille. Alors, elle me manque.
J’espère un jour rentrer chez moi, dans un pays en paix, pour vivre une vie calme avec ma famille
Trop de monde meurt tous les jours à Gaza. Des hommes, des femmes, des enfants… Beaucoup trop de monde. Ça suffit, c’est trop. J’espère un jour rentrer chez moi, dans un pays en paix, pour vivre une vie calme avec ma famille. Comme tout le monde.
Êtes-vous toujours en contact avec vos collègues ?
Oui, évidemment. Je suis tout le temps en contact avec eux. Certaines nuits, je dors à peine quelques heures parce que je passe mon temps à suivre ce qui se passe, à essayer d’aider comme je le peux. J’envoie des e-sim pour qu’ils aient accès à Internet, je leur donne des conseils, des idées… Je les suis constamment.
Je suis aussi en contact avec mes collègues d’autres médias et mes amis en Cisjordanie. Un de mes proches y est correspondant pour Al Jazeera. Il était à Gaza et maintenant, il est basé à Ramallah. J’ai visité la Cisjordanie à plusieurs reprises, j’y ai des amis et de la famille. La situation n’y est pas si différente qu’à Gaza, finalement. Dans certaines villes, il y a aussi des Palestiniens qui meurent par des tirs ou sous les bombes.
Pour revenir à vos photos, laquelle de votre portfolio est votre photo préférée, et pourquoi ?
J’ai plusieurs photographies qui sont assez éloquentes. L’image de l’explosion qui s’est passée juste à côté de nos bureaux, je la trouve assez forte. Les deux hommes qui portent un blessé dans le corridor de Netzarim, avec les tanks israéliens juste derrière, je la trouve, elle aussi, assez forte elle aussi.
Mais si je ne devais en choisir qu’une, je prendrais celle de la mère avec ses enfants à l’hôpital Nasser de Khan Younès. Beaucoup de monde arrivait en même temps aux urgences, nous n’avions qu’une minute ou deux pour prendre des photos, avant que le personnel de l’hôpital ne nous mette dehors pour pouvoir s’occuper des blessés. C’est une image triste, mais c’est une image humaine.
Propos recueillis par Ramdan Bezine