Difficile de dire ce qui frappe le plus lorsqu’on traverse pour la première fois les rues de la Bande de Gaza. Si les ruines font désormais presque partie de la carte postale gazaouie, nul étranger ne peut oublier la vision de chaos qui s’impose à lui à peine a-t-il pénétré dans cette enclave. Reportage.

enfants debris

À chaque coin de rue, des enfants transforment les décombres en triste terrain de jeu.

Cette image forte est vite supplantée par un autre choc. La population semble s’être muée en une allégorie : l’attente. L’attente, partout, tout le temps. Ici les gens s’occupent comme ils peuvent. Certains marchent sans savoir où aller. À chaque coin de rue, des enfants transforment les décombres en triste terrain de jeu. Des femmes frappent sur des pierres sans savoir pourquoi. D’autres fouillent les ruines à la recherche de vêtements ou d’affaires à réutiliser. Sans compter ces spectres vivants assis au milieu des décombres de leur maison qui attendent patiemment que la vie passe. À l’instar de ce vieil homme, tourmenté de Shejaya, qui refuse de quitter ce qu’il reste de sa maison tant qu’il n’a pas compris pourquoi. Pourquoi l’armée israélienne a détruit en une nuit ce qu’il a mis plusieurs dizaines d’années à construire ?

45 jours se sont écoulés depuis l’arrêt des frappes israéliennes et rien, toujours rien. Toujours ces mêmes ruines et cette vision quasi irréelle d’immeubles éventrés avec parfois ça et là des survivances de la vie d’avant. Des restes, des cadres, des photos, et des questions. « Pourquoi eux ont-ils été emportés et pourquoi pas moi ? » Une question que ne cesse de se poser Amer qui a perdu 17 membres de sa famille dans la nuit du 11 juillet. Deux de ses filles, ses beaux-parents, ses neveux et nièces, ses cousins. Tous étaient venus se cacher chez lui, dans ce côté de Gaza qu’ils pensaient sécurisé. Aujourd’hui, il reste là à attendre. Attendre que justice se fasse, attendre que la peine s’efface, il ne sait pas.

La reconstruction en est à ses balbutiements. Dans le quartier Al Remal, au centre de Gaza city, un enfant se fond dans les décombres de l’immeuble de quatorze étages devenu un amas de ruines. Un « pancake » comme on les appelle ici. Près de lui quelques tas commencent à se former, faisant de ce quartier l’un des rares où le déblayage a commencé. Des ouvriers dépassés séparent la ferraille des pierres, les pierres des meubles, les meubles des tissus et ainsi de suite.

Rien n’a été épargné dans ce que les Gazaouis qualifient de « pire guerre » qu’ils n’aient jamais connue. Les vies, les maisons, les écoles, les usines, les rêves. Et si la foi maintient le peuple encore debout, l’économie gazaouie est quant à elle complètement à genoux. « Pour pouvoir reconstruire Gaza, il faut déjà reconstruire nos usines » explique Hatem Hassouna propriétaire de deux usines de matériaux et de bâtiment. Sa famille investit dans la bande de Gaza depuis 1981. « Dans cette guerre nous avons perdu au moins 60 millions de dollars. » Et ses 200 employés se retrouvent désormais démunis. Sans aucune compensation ni aucun revenu. Il me raconte que son frère se rend tous les jours au pied de ce qu’il reste de leur usine. « Il attend, je ne sais pas ce qu’il attend, mais il attend. Tous les jours ». Même musique dans cette usine de jus de fruit complètement dévastée de Shejaya.

Debris Gaza

L’urgence ici c’est avant tout l’électricité

Au milieu des décombres, des employés errent en faisant les cent pas. Comme si de rien n’était, chaque matin ils reprennent le chemin du travail et ils attendent. Ils s’improvisent tantôt guides, tantôt gardiens de ce que fut jadis leur gagne-pain. Évidemment ici pas d’assurance ni chômage. Quand vous perdez quelque chose, vous la perdez à jamais. Il faut aussi composer avec la flambée des prix des produits de consommation quotidienne. Beaucoup de fermes ayant été détruites, le prix des œufs a explosé. Avant la guerre il fallait 9 shekels pour 30 œufs, aujourd’hui il en faut 18. Idem pour les produits importés tels que les cigarettes dont peu de Palestiniens peuvent malheureusement se passer. Un paquet coûtait 9 shekels avant la guerre aujourd’hui il en vaut 21. Et si un soupirant souhaite offrir des fleurs à sa bienaimée, il lui faudra désormais opter pour des fleurs en tissus. À « l’ambassadeur de l’amour » l’un des fleuristes le plus réputé du centre-ville, il ne reste plus la moindre pétale « tous nos champs ont été détruits pendant la guerre, alors en attendant on compose tous nos bouquets de mariage avec ces fleurs en tissus » nous confie le propriétaire des lieux. « Mais l’urgence ici c’est avant tout l’électricité » nous explique le Docteur Zakaria Zaqout porte-parole du ministère de la Santé. « Le pays a besoin d’électricité de toute urgence. Car sans électricité il nous est impossible de fournir de l’eau potable ni de faire fonctionner des machines… Le pays a besoin de liquidités pour financer la reconstruction. Les entreprises de nettoyage ont arrêté de travailler parce que les salariés ne sont pas payés…. »

Même discours pour Ahmed Sourani qui œuvre pour le développement de l’agriculture palestinienne « l’aide alimentaire c’est acceptable un mois, deux mois, mais nous devons nous reconstruire nous même, recréer notre production locale. » Et s’il est un domaine où la notion d’attente est élémentaire, c’est bien dans l’agriculture « pour les fleurs, les légumes il nous faudra quelques mois pour recréer notre production. Par contre en ce qui concerne les arbres la reconstruction prendra des années. Il faut 5 ou 6 ans en moyenne pour voir renaître un olivier » selon le ministère de l’Agriculture 42 000 acres ont été détruits pendant cette guerre incluant les plantations de fruits, de légumes les champs d’oliviers, les maisons vertes, les terrains. Il faudra donc attendre des années avant que les Gazaouis ne puissent recréer une production locale.

Et tant que la reconstruction matérielle n’est pas en marche, impossible d’envisager la reconstruction des esprits. « Difficile d’oublier quand tout vous rappelle ce qu’il s’est passé » cette phrase, je l’ai entendue des dizaines de fois. « Chaque coin de rue possède son histoire tragique » me confie une femme croisée près d’une mosquée ravagée. Au café Izmir, Asmaa sirote un jus de mangue avec ses deux magnifiques petites filles de 2 et 3 ans Aseel et Asma. « Oui, ma fille porte le même prénom que moi ! » me dit-elle en souriant. « En 2008 pendant la guerre (NDLR l’opération Plomb Durci) je n’étais pas encore mariée, je n’avais pas d’enfants. J’étais effrayée, mais je n’avais peur que pour moi. Vivre la guerre quand on est une maman c’est une autre histoire. Vous êtes inquiète pour vous, mais vous l’êtes encore plus pour vos enfants. Toutes les nuits mes filles pleuraient, à chaque bombardement elles n’arrivaient pas à dormir. Pour les rassurer, je leur disais que c’était des feux d’artifice. Je tentais de cacher ma peur, mais je pense qu’elles sentaient que je mentais. » Ses filles sont encore effrayées aujourd’hui et sursautent encore au moindre bruit, au moindre flash. « Pendant la guerre, j’étais sans espoir. Cette fois j’étais persuadée que j’allais mourir » me confie-t-elle.« Je n’ai plus aucune idée de ce qu’il va advenir de nous, parfois je rêve de redevenir un bébé. » Ajoute-t-elle, pessimiste. Soudain sa fille se cogne sur le coin de la table où nous sommes assises, son père qui nous avait timidement laissées discuter entre femmes accourt pour la consoler. Comme tous les parents, les Gazaouis aiment leurs enfants. Mais plus qu’ailleurs, ils détestent les voir pleurer, comme s’il leur était difficile de supporter la vision des larmes, encore.

« Ici l’espoir réside dans l’amour que l’on porte à ses enfants » m’avoue la jeune mère. Et c’est à cause de cet amour qu’elle a déjà pensé à quitter Gaza, pour offrir un meilleur avenir à ses filles. Seulement il lui est impossible d’imaginer s’éloigner du reste de sa famille. Elle aussi nourrit et partage cette attente infinie, cette attente d’un avenir meilleur, cette attente d’une aide internationale, cette attente d’une paix en laquelle plus personne n’ose croire. Après la douloureuse épreuve de cet été, nul habitant de Gaza ne souhaite ou ne parvient à se projeter dans l’avenir. « On ne voit pas plus loin que le coucher du soleil » me confie l’un d’entre eux. Même si l’espoir semble éteint dans le cœur des Gazaouis, je ne peux me défaire de l’image de ces écolières croisées aux abords de Shejaya. Des fillettes riant aux éclats, héritières d’un peuple dont le sourire jamais ne s’effacera…

Widad Ketfi

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