Lundi 4 avril. Réveil difficile. Adossé au frigo, la tête lourde, j’avale un Nescafé dégueu dilué dans de l’eau chaude du robinet et du lait. Les bistrots parisiens me manquent. 10h30. Au moment de sortir, ma logeuse me demande une photocopie de mon passeport. Pourquoi cette requête maintenant, alors qu’elle ne m’a rien demandé à mon arrivée ? 11h10. Escapade au Liban. « Gare » des taxis de Damas, sous un pont d’autoroute. Les chauffeurs crient « Beyrouth » pour choper les passagers. « Beyrouth, Beyrouth. Je t’emmène, tu vas où ? »

11h30. Chaque chauffeur doit remplir sa voiture d’au moins trois passagers. Le trajet s’annonce rapide, 1h30. Prix très raisonnable, 700 livres (1000, soit environ 28 euros, pour un « touriste ».)

12h10. Dans les montagnes, à la frontière syro-libanaise. Encore et toujours les portraits du Bachar et de son défunt daron Hafez.

12h50. Entrée au Liban. Paysage montagneux. Splendide. Ça ressemble un peu à Verdun à cause du temps gris ce jour-là et de quelques bunkers et barbelés ci et là. Des check-points sont installés sur la route. Panneau publicitaire géant : deux photos du même homme, l’une « avant opération» avec un désert capillaire au-dessus du crâne, l’autre « après opération » avec une superbe touffe de cheveux à la PPDA.

13h30. Un immense immeuble s’élève dans le ciel de Beyrouth, criblé d’impacts de balles et d’explosions. Je demande : « Ça date des affrontements de l’été 2006 entre le Hezbollah et Israël ? – Pas du tout, ça date de la guerre civile de 1977. C’était l’un des grands hôtels de la ville », me répond un passager du taxi. Ce n’est qu’aujourd’hui qu’on commence sa rénovation. Tout Beyrouth semble en travaux. A chaque fois que le Liban reprenait son souffle, la méchante géopolitique de la région se rappelait à son souvenir.

17 heures. Rencontre avec Romain Caillet, chercheur à l’Institut français du Proche-Orient (IFPO). Il est spécialiste des groupes salafistes (cet entretien fera l’objet d’un prochain article, ndlr).

Mardi 5 avril. Retour en Syrie, où un simple lien avec les Frères musulmans peut se payer au prix fort… Bête que je suis, j’ai laissé le prospectus du parti en construction des Frères musulmans égyptiens dans ma valise à Damas. Dès que je rentre je m’en débarrasse. Le passage à la frontière est plus compliqué qu’à l’aller, les questions sont plus poussées. J’aperçois un homme menotté, escorté par un « man in black », encore un de ces policiers en civil vêtu d’une veste en cuir noir.

14 heures. Le prospectus des Frères fini dans la poubelle de ma rue. Je me sens mieux. Je décide de me faire oublier pendant 48 heures. Au programme : shopping, visite des lieux touristiques, promenades…, en gardant bien évidemment un œil ouvert sur ce qui se passe.

Jeudi 7 avril. Bachar el-Assad poursuit sa politique d’« ouverture » : le jeune raïs accorde la nationalité syrienne aux Kurdes et autorise le port du niqab à l’université. Je vois Hafid ce soir.

20h30. Rencontre avec Hafid* dans mon quartier, à Bab Touma.

21h45. On croise Mustapha*, un ami de Hafid. En marchant, l’homme parle de politique, du régime à haute voix. D’habitude, avec Hafid, on murmure lorsqu’on se trouve à l’extérieur. Mustapha, modérément confiant : « Aujourd’hui c’est différent. Ça n’est plus comme avant, la situation va s’arranger peu à peu. » La soirée se termine autour d’un sandwich au falafel.

Vendredi 8 avril. Les protestations ont été faibles, selon un contact établi à Douma, dans la banlieue de Damas. Une manifestation devait se diriger vers le centre-ville. Mais rien. Les rues sont restées désertes comme chaque vendredi. Dans une mosquée de Bab Touma, l’imam a vociféré contre ceux qui « divisent le pays ». Un prêche enflammé prononcé par un vieil homme qui invoque Dieu pour bénir son dictateur de raïs. Il s’empresse de partir à la fin de la prière, encadré par des hommes. On dirait ses bonnes. Pendant que dans d’autres mosquées de la banlieue de Damas, d’autres imams et des fidèles, risquent leur vie.

Mercredi 9 avril. Rendez-vous chez Hafid ce soir à 19 heure. Mustapha et Chaker*, un habitant d’une ville entrée en révolte. Ce que fait Hafid pour m’aider dans mon travail est vraiment courageux. Moi je ne risque pas grand-chose, à part une interdiction de territoire à vie et quelques coups de bâtons au passage, le temps que le flic trouve mon passeport français dans ma poche.

19h15. Arrivée chez Hafid. Sur ses murs, des cadres d’art plus ou moins grands, sur lesquels sont inscrits des versets du Coran. Sur les tables, bières et vin du pays accompagnent notre soirée. Chaker raconte une manifestation à laquelle il a participé : « La dernière fois, les flics ont débarqué durant la manif. On a commencé à s’enfuir. Moi j’en avais un qui m’avait pris en chasse, donc j’ai essayé de le semer dans une rue. A un moment, au détour d’une rue, la porte d’une maison s’ouvre, quelqu’un m’attrape et me tire à l’intérieur ! C’est comme ça que j’ai réussi à échapper au flic. »

Jusqu’ici les grosses manifestations se sont passées dans la banlieue de Damas, pourquoi pas Damas même ? « Il n’y a pas vraiment de communication entre les différentes villes car il n’y a pas de leader, répond Chaker. Les gens qui descendent dans la rue sont comme toi et moi, il y a des commerçants, des étudiants, des pères de famille, des bouchers… Au moment où l’imam donne le top, tout le monde sort de la mosquée et c’est parti ! Après, pour faire une manifestation en commun, c’est compliqué. On a essayé mais la veille, l’entrée dans ma ville a été fermée par des policiers. Impossible de passer. Pour toutes ces raisons la mobilisation met du temps à prendre de l’ampleur. »

Mustapha ironise sur la presse syrienne : « Hein ? Elle existe la presse syrienne ? » Hafid raconte les bakchichs qu’il a versés pendant son service militaire. « Il a fallu que je paye 14 000 livres tous les mois pendant quelques mois pour ne pas avoir à faire le reste du service. Je ne suis pas le seul à avoir fait cela. On participe à la corruption sans le vouloir. Quand tu passes par le service militaire tu en ressors différent. »

« En Europe, les jeunes pensent à voyager, ils ont des rêves ! Ici le service militaire te broie, toi et tes rêves. Tu en ressors faible. Tout ça c’est un programme pour faire de toi un dominé. On te rabaisse, on te répète que t’es un être inférieur », ajoute Mustapha, qui enchaîne avec une anecdote : « Il y avait un missile en panne durant mon service, depuis un moment il devait être réparé. Il est resté en panne parce que l’argent qui devait servir à l’entretien du matériel était accaparé par un général. Et l’argent qu’on dépensait chaque mois finissait aussi dans sa poche. »     

L’organisation de l’armée en Syrie est assez originale. Il y a ce qui est officiel et ce qui est officieux. Les nominations dépendent du réseau, du relationnel avec des membres ou des proches du régime. Il arrive qu’un haut-gradé se fasse dicter des ordres par un individu d’un échelon inférieur… C’est Papa Schultz.

Hafid ne croit pas aux « réformes » engagées par le pouvoir (cette semaine, Bachar el-Assad a levé l’état d’urgence, ndlr). « Le régime répond à des revendications particulières, à celles de certaines communautés. Tu vois il raisonne en divisions : les Kurdes, les musulmans, les jeunes… Mais jamais il ne révisera son système en général. S’il le fait, il disparaît ! Exemple : on demande l’indépendance de la justice. Tu crois qu’il le fera ? Jamais ! S’il le fait c’est terminé pour lui car toute la corruption à partir de laquelle il se nourrit sera dévoilée et provoquera sa propre destruction… »   

Vendredi 10 avril, 12h30. Mon séjour en Syrie touche à sa fin. Avant de partir, je me rends à la mosquée Omeyade où le cheikh Al Bouti fait ses prêches. Il était proche d’Hafez el-Assad et aujourd’hui il l’est de son fils Bachar. Contrôle à l’entrée de l’immense mosquée.  

13h15. Ce n’est par le cheikh Al Bouti qui a fait le prêche, mais un autre imam. Ce fut rapide. A la sortie je comprends pourquoi. Une caméra de la télévision syrienne est là, on interroge des fidèles sur le régime. Les gens restent devant la mosquée. Un gros moustachu lève soudain les bras et commence à réciter à haute voix la leçon : « Par mon âme et mon sang je te défendrai, Bachar ! »

Un par un, les personnes présentes commencent à taper des mains et s’approchent du moustachu. Des petits jeunes sont attrapés au vol et conduits dans un coin où on leur donne de jolis portraits du raïs. Ces derniers rejoignent la foule en brandissant les portraits. Des hommes font circuler d’autres portraits pendant qu’on soulève un vieil homme d’un âge tellement avancé qu’il ne lui reste ni dents, ni cheveux. La caméra filme ce joyeux spectacle minutieusement préparé. Un cortège qui compte environ deux cent perdus d’la vie, dont plus du tiers sont des membres de la sécurité intérieure, se met en marche.

Moi aussi d’ailleurs. Retour à Montreuil. Plus tard ce vendredi-là des manifestations contre le régime se dérouleront pour la première fois à Damas depuis le mois de mars.

Aladine Zaïane (Damas)

Les deux précédents volets du « Journal syrien » d’Aladine Zaïane :
Dans-la-Syrie-de-Bachar-el-Assad, «rempart-contre-l’Occident»
«Plus-le-régime-nous-tapera-dessus-plus-la-colère-grandira»

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