L’espérance de vie est souvent comprise comme la mesure abstraite et mathématique des disparités de longévité : les plus riches vivent 13 ans plus longtemps que les plus pauvres en France, contre 15 ans aux Etats-Unis. Mais la naissance et la mort des être humains ne sont pas de simples événements naturels.

Crise sanitaire et surmortalité des quartiers pauvres

Les inégalités devant la mort sont le tragique résultat final des inégalités dans la société. L’idée répandue selon laquelle la crise du Covid-19 nous affecte tous sans faire de différences est donc un mensonge accommodant pour susciter l’adhésion politique aux mesures coercitives qu’impose le contexte pandémique.

Du choléra à la grippe espagnole, en passant par le sida, les épidémies ont, au cours de l’Histoire, toujours frappé de façon inégale où elles sévissaient.  L’affirmation morale que « toutes les vies se valent » est ainsi contredite par l’évidence politique que certaines vies ont toujours valu moins que d’autres. La crise pandémique redéfinit plus que jamais notre rapport à la vie, menacée de suffocation pour les plus vulnérables d’entre nous.

Certaines vies ont toujours moins valu que d’autres

Aux Etats-Unis comme en France, la surmortalité exponentielle des quartiers pauvres atteste de l’inégale distribution sociale et raciale de l’épidémie du Covid-19. Ainsi depuis le début de cette crise sanitaire, le taux de mortalité par coronavirus des Noirs aux Etats-Unis est presque trois fois plus élevé que celui des Blancs. Un déséquilibre particulièrement insoutenable dans l’état de l’Illinois, où à Chicago les Afro-Américains, qui composent un tiers de la ville, constituent 72% des décès.

La population carcérale est également plus à risque de contracter le virus avec une démultiplication de cas de clusters, en raison des difficultés liées à la mise en place des règles sanitaires de distanciation sociale dans les établissements pénitentiaires. Ainsi, plus de 700 détenus (dont sept décédés) ont été contaminés, ces deux derniers mois, par le Covid-19, dans la plus grande prison de Chicago, situé dans le comté de Cook.

En France, plus de la moitié des communes du département de Seine-Saint-Denis se trouve dans une zone d’intervention prioritaire de lutte contre la désertification médicale.  Les minorités racisées sont d’autre part plus susceptibles de présenter des pathologies qui augmenteraient le risque de complications et de mortalité liées au Covid-19 – telles que l’asthme, le diabète, l’hypertension, et les maladies cardiaques.

Les expériences et situations de soins inégalitaires, aux Etats Unis comme en France, rigoureusement documentées dans la presse depuis le début de cette pandémie, mettent en relief le poids du racisme institutionnel qui affecte les populations racisées dans leur prise en charge médicale. L’inaction politique à répondre à une telle catastrophe sanitaire et sociale, lorsque la majorité des victimes est racisée, est un drame qui se rejoue.

Toutefois, la saturation des services de réanimation et l’afflux de malades racisés ont été présentés dans certains médias réactionnaires comme la preuve irréfutable du manquement des habitants aux règles élémentaires du vivre-ensemble en temps de crise sanitaire. Un flot d’indignation a submergé les réseaux sociaux, dénonçant le comportement de populations qui seraient incapables de se soumettre à la règle commune, et que l’indulgence coupable de l’Etat n’aurait pas su « mater ».

Etat d’urgence sanitaire, pression policière

La mise en place des mesures de confinement s’est accompagnée quasi immédiatement d’une suspicion à l’égard des quartiers populaires, révélant un processus de racialisation des jugements d’indiscipline et d’incivisme. En réalité, depuis l’adoption de l’État d’urgence en mars dernier en France, la police exerce une forte pression sur l’existence quotidienne des habitants des quartiers populaires. La Seine-Saint-Denis totalise ainsi 10% des PV dressés sur l’ensemble du territoire. Le département francilien affiche également un taux de verbalisation trois fois supérieure à la moyenne nationale.

Des chiffres qui interrogent sur les modalités d’intervention de la  police qui semble s’adonner à une cérémonie de dégradation parmi les personnes contrôlées – victimes d’humiliations, d’insultes, de coups de matraque. Fin avril, lors d’une interpellation d’un homme à l’Île-Saint-Denis, des policiers ont été pris en flagrant délit de racisme après la diffusion d’une vidéo où l’on entend ces derniers dire « un bicot comme ça, ça ne nage pas ». Suscitant une indignation unanime devant de tels propos xénophobes (rappelant le sinistre vocabulaire colonial), une enquête de l’IGPN a depuis été ouverte et le préfet de police de Paris a demandé la suspension des gardiens de la paix mis en cause. Mais cet épisode témoigne de l’existence évidente d’un profond racisme et des affinités idéologiques entretenues avec l’extrême-droite au sein de la police française que le Défenseur des droits a déjà dénoncé.

La question des violences policières

Aux Etats-Unis, le traitement des vies racisées est encore plus préoccupant durant cette crise sanitaire où les violences policières ont explosé. Depuis une semaine, une partie du pays s’enflamme après le meurtre de George Floyd par le policier Derek Chauvin à Minneapolis, aussi que la meurtre de Brianna Taylor par de nombreux policiers, toujours anonymes, dans la ville de Louisville. Des centaines de manifestants se sont retrouvés dans plusieurs grandes villes américaines de Washington à New York, en passant par Atlanta ou Los Angeles pour réclamer justice.

« Nous sommes George, nous n’arrivons pas à respirer », scande la foule, en référence aux derniers mots de cet Afro-Américain de 46 ans mort après être resté plaqué au sol, le genou d’un policier sur le cou, pendant de longues minutes à Minneapolis dans l’État du Minnesota. Cette bavure policière rappelle la mort d’Eric Garner, un homme noir de 43 ans, à New York, décédé en 2014 après avoir été plaqué au sol par des policiers blancs qui lui reprochaient de vendre des cigarettes illégalement. C’est dans ce contexte qu’apparaît le mouvement Black Lives Matter, né d’un profond sentiment de frustration et d’injustice sous la mandature de Barack Obama qui promettait, pourtant, une Amérique débarrassée de ses conflits identitaires et qui serait « post-raciale ».

Le racisme, produit et perpétué par les institutions et les individus, reste un élément structurant de la société américaine

La surveillance, le contrôle et la répression policières s’inscrivent dans une longue histoire de la criminalisation des populations noires aux États-Unis, et en particulier des hommes qui ont 2,5 fois plus de chance d’être tués que les blancs. Le racisme, produit et perpétué par les institutions et les individus, reste un élément structurant de la société américaine dans un contexte néolibéral d’exploitation et de marginalisation des classes populaires, des minorités, des femmes. Ces dernières ne sont hélas pas épargnées par les violences policières. En témoigne le meurtre insoutenable et passé inaperçu de l’ambulancière Breonna Taylor à Louisville (atteinte par 8 balles) le 13 mars dernier, dans le Kentucky, lors d’une perquisition à son domicile.

Des événements similaires se sont produits, quatre jours plus tard, dans le XXe arrondissement de Paris. Le jeune Amadou Touré a été immobilisé par la police avec un genou sur le cou, la tête écrasée contre le sol. En France comme aux Etats Unis l’expression « I can’t breathe » (je ne peux plus respirer) devient le cri de ralliement contre les violences policières. Ces mots scandent l’évidence : les Noirs ont le droit de vivre, leurs vies comptent.

À l’heure où les Etats-Unis n’ont toujours pas atteint leur pic épidémique, les populations afro-descendantes et hispaniques sont les plus impactées. Les nouveaux soulèvements contre les brutalités policières mettent en exergue la logique implacable de la répression policière qui militarise la vie quotidienne des habitants des quartiers populaires. Cette exposition différenciée à la mort jette une lumière crue sur la soumission des vies non-blanches à la gestion néolibérale de l’ordre racial.

Les forces de l’ordre déployées dans les ghettos et les communautés populaires apparaissent comme les agents d’une gestion managériale de la pauvreté qui dépasse de loin les préjudices individuels qu’ils causent. Les rébellions urbaines qui secouent l’Amérique révèlent l’impunité policière devant laquelle les personnes racisées se sentent impuissantes. Il s’est développé chez une partie de la population de profonds sentiments d’injustice, de défiance, et d’insécurité en présence des forces de l’ordre qui sont au cœur de cette contestation de l’autorité policière.

Ces protestations réclament la reconnaissance publique des déviances criminelles de la police dans son usage permanent de la force physique. Elles demandent la reconnaissance politique du statut de victimes de celles et ceux tués par la police. Le slogan « I can’t breathe » verbalise les tensions vives qui ébranlent un pays miné par ses inégalités raciales. Respirer est un droit universel qu’il est nécessaire de proclamer comme une nouvelle ontologie d’être-au-monde.

En France comme aux Etats-Unis, la crise sanitaire doublée des violences policières a montré comment les personnes racisées sont des êtres dont l’appartenance au monde des vivants est dénuée d’importance, dont l’intégrité existentielle ne représente aucun enjeu réel. Les habitants des quartiers populaires sont donc réduits à des vies organiques, nues, innommées et sans empreinte temporelle. Leurs morts deviennent des chiffres et des données abstraites. Ce sont des existences qui ne sont pas dignes d’être pleurées, dont le deuil est irrémédiablement empêchée.

Les émeutes urbaines que connaissent actuellement les Etats-Unis contestent cette indifférence, exprimant la dignité des vies minoritaires, la nécessaire sacralisation de toutes les vies, et ce, sans aucune hiérarchisation. La vie qu’ils défendent est une existence politique. Cette affirmation existentielle rallie, de façon inédite, les personnes racisées comme blanches, ouvrant l’espoir d’une possible convergence des luttes entre la gauche et les militants anti-racistes, résonnant comme une puissante volonté de vivre autrement et ensemble.  Cette nouvelle génération militante, engagée contre les injustices raciales, donne l’espérance politique d’une société plus égalitaire.

Chayma DRIRA et Henry SHAH

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