DE DAKAR A PARIS 1/6. Kab a toujours aimé l’école mais son rêve d’étudiant s’est écroulé avec les manifestations. Un long chemin commence alors.
1996. Thiaroye-Sur-Mer, banlieue est de Dakar. J’ai sept ans. Comme pour toute ma génération c’est le moment de franchir les portes de l’école. Je me rappelle des matins, vers 7 heures, où l’on se préparait avec mes grandes sœurs pour aller à l’école. Dès le premier jour d’école, je me sens mal. Je ne me suis jamais séparé de ma mère. Pas un seul instant. Je l’aime beaucoup. C’est dur. Je pleure en classe. J’angoisse. Je suis triste avec mon petit sac à dos qui ne contient qu’une ardoise, une craie, une éponge, un stylo bleu, un manuel de lecture Sidi et Rama et un cahier de double ligne pour m’exercer à l’écriture. Petit à petit, je commence à m’adapter. J’ai des copains maintenant. Je me sens moins seul. À la maison, je répète les lettres de l’alphabet et je suis à l’aise avec les chiffres. Mes sœurs veillent sur moi, ça me permet de bien comprendre les leçons.
2001. Cinq ans plus tard, les choses sérieuses commencent. C’est le moment ou jamais de franchir le seuil la porte de secondaire. Je travaille dur pour obtenir mon CFEE (Certificat de fin d’études élémentaires). Tous les matins, comme un rituel, notre maître, Mr Cissé, nous donne quatre opérations à réaliser (additions, multiplications, conversions, mesures…). Avec mes amis, nous travaillons jour et nuit sur le manuel d’Aliou Tall (dictées, rédactions, histoire-géographie, observations, éducation civique, problèmes et opérations). Je n’ai plus le temps de jouer au foot. Je passe des heures à m’épanouir dans les livres que ma mère nous achète. Je me souviens  des romans de Mariama Ba Une si longue lettre et Le Docker noir de Ousmane Semben. Je me suis mis en tête de toujours être parmi les trois premiers de ma classe. Je suis bon élève et travailleur, parce que j’ai peur de mon maître. Mais la personne que je crains par-dessus tout, c’est ma mère. Elle m’a inculqué l’envie de toujours être parmi les premiers.
J’ai l’impression d’être un grand
Les jours et les mois défilent. Une fois les examens du CFEE passés, les vacances de juin s’annoncent. Les grandes vacances sont pour moi le moment de rejoindre mes camarades d’enfance, d’aller jouer, taper dans la balle, faire un cache-cache de nuit… Les coupures de courant dans le quartier sont régulières. Nous partions alors à la recherche de bois, de charbon et allumions un feu, tout en chantant, faisant quelques pas de danse accompagnés des tam-tams. Le matin, en fin de semaine, était souvent consacré au foot et les après-midi aux combats de lutte sénégalaise entre les jeunes du quartier. Ils attirent beaucoup de monde.
L’harmonie et l’insouciance règnent. On retrouve la diversité culturelle et la bonne entente entre les Serreres, Diolas, Lébous etc… J’habite à quelques minutes de la plage, alors forcément on passe toutes nos vacances dans l’eau. À force je suis devenu bon nageur. Mais à chaque fois que reviens de la mer, je dois encaisser les coups de ma mère qui a peur de mes mauvaises fréquentations. Elle a donc décidé de m’amener chez ma grand-mère, dans un petit village qui se trouve dans la ville de Ndoula nommé « Kandji ». Là-bas je repensais à mes journées à l’école.
Trois mois plus tard, les résultats du CFEE sortent. On les consulte dans le tableau d’affichage à l’entrée de l’école. Mon ami m’appelle pour me dire que j’ai décroché mon premier diplôme. Là je me dis finis les coups de cravaches du maître d ’école, les quatre opérations, les jeux dans l’herbe. Dès mes premiers jours de CEM (collège) à Thiaroye chaque professeur est venu pour se présenter. Maintenant je fais de l’anglais et de la musique. J’ai un emploi du temps qui change. Parfois j’ai cours de 8h à 10h, de 12h à 14h ou 9h jusqu’à 16h. J’ai l’impression d’être un grand, mais les coups de cravache de la primaire, quand nous n’étions pas sages, sont remplacés par des mauvaises notes, de 00 à 09 /20. Ici, seul le travail peut me permettre de m’en sortir. Il y a d’autres jeunes qui viennent de villes, de villages et de quartiers différents. Ils ont tous l’air très studieux. Le temps passe et nous faisons peu à peu connaissance. Moi, je conserve toujours l’esprit de compétition. Il m’arrive d’avoir les meilleures notes, parfois je me fais devancer par d’autres, surtout en math.
Je me souviens d’un de mes devoirs de français (j’ai eu la meilleure note). Il fallait faire le portrait de notre grand-père ou grand-mère. Je n’oublierai jamais cette phrase sur mon aïeul : « Mon grand-père a des joues qui signalent l’absence de plusieurs dents ». En quatrième année au CEM les choses sérieuses recommencent. Pour entrer au lycée, nous devons préparer un nouveau diplôme : le brevet (BFME). Pendant cette année j’ai vécu des moments inoubliables, mes camarades et moi formions un groupe solidaire. Grâce au groupe j’ai fait de gros progrès en math. Je suis dans de bonnes conditions pour étudier. Mais je dois venir en aide à mes cadets.
Mon frère prépare son CFEE, et ma petite sœur vient de commencer l’école. Mes deux grandes sœurs ont abandonné les bancs de l’école en classe de CM2 (13-14 ans). C’est le cas d’une grande partie de la population au Sénégal. Mais cela ne m’empêche de me battre. Je sais que sans les études je ne suis rien. Je me dois d’être le porte-flambeau de ma famille. Je travaille jour et nuit sans relâche, même pendant les fêtes. Je reste dans ma chambre pour apprendre mes leçons et refaire mes exercices. Toutes les troisièmes années passent des examens blancs, chaque trimestre, en condition réelle. Sur plusieurs jours. Chaque matin mon père et ma mère formulent des prières pour moi. Ma mère me donne deux morceaux de sucre pour lutter contre le stress. Une semaine après les résultats sont sortis. Je l’ai eu au premier tour. J’ai tout de suite appelé à la maison pour leur annoncer les résultats de l’examen blanc. S’enchainent ensuite plusieurs périodes d’examens blancs. En juin, c’est le grand rendez-vous pour tous les élèves de 3e et pour les candidats libres. Après avoir décroché mon Brevet, j’ai eu l’impression de passer du grade de caporal à celui de caporal-chef. Je passe des vacances grandioses ! Je vais au cinéma, dans les stades de foot et je participe aux tournois de lutte dans les quartiers.
Une autre famille m’attend
Trois mois plus tard, c’est la rentrée des classes. Maintenant je suis lycéen, mais mon objectif c’est d’être étudiant d’ici trois ans. J’obtiens mon bac en 2011. Le bon Dieu a exaucé mes prières et il a fait de moi un étudiant. À l’université c’est la « Chine populaire », tant il y a de monde. Dès mes premiers jours, j’ai l’impression d’être comme un touriste. Je visite les amphis, les salles de théâtre, la bibliothèque qui se trouve dans la faculté de lettres. Je n’en ai jamais vu une aussi grande. Plus tard j’apprendrai que c’est la plus grande bibliothèque d’Afrique de l’Ouest. Notre faculté c’est le « melting-pot » : je rencontre des Congolais, des Ivoiriens, des Gambiens, des Camerounais, des Marocains. J’ai comme la sensation qu’une autre famille m’attend.
Pour mon premier jour de cours, l’amphithéâtre est plein à craquer. On était plus de 500 étudiants. Faute de places, certains sont restés debout. Le professeur nous fait face, micro à la main. Le cours magistral ressemble à un meeting géant. Je suis perdu. Tout va trop vite. À la fin du cours, je vais voir l’enseignant. Je lui demande des conseils pour savoir quelle orientation donner à mes études. Au restaurant universitaire, on est traités comme des princes ! Les habituels sandwiches du lycée ont disparu. On nous sert du thièbou djiène, du poulet parfois. Les plats, accompagnés d’un petit pain, sont servis dans une assiette. On a même droit à une fourchette et un couteau. Je me suis mis à crier de joie ! D’un coup tous les regards se sont tournés vers moi, le nouveau bachelier. Peu m’importe je suis en extase.
La vie d’étudiant n’est pas de tout repos. De nombreuses grèves éclatent : des étudiants boursiers excédés de ne pas toucher leurs bourses depuis des mois, en passant par ceux qui n’ont pas obtenu l’orientation souhaitée. Le corps enseignant et l’administration ne sont pas en reste non plus. À la suite d’une de ces grèves, la faculté est bloquée et je passe une à deux semaines sans aller en cours. La forte mobilisation d’étudiante vire à l’affrontement avec les forces de l’ordre. De véritables scènes de guerre se déroulent sous mes yeux. Des bus qui crachent des flammes barrent la route. Des étudiants tombent sous l’effet du gaz lacrymogène et les coups des policiers. Les forces de l’ordre déplorent également des blessés. Ils se font caillasser par des étudiants, qui mettent le feu à des bus pour barrer les routes et les accès à l’université.
Mon père, à la suite de ces épisodes, me dit « Il faut que cela s’arrête et que tu commences à gagner quelque chose ». Il me propose de travailler avec lui dans une usine métallurgique. Je bosse dur et les journées sont longues. Je travaille 12h par jour, du lundi au vendredi, de 20h à 7h. Je suis chargé du calcul de la production de chaque équipe. Après le boulot, je rentre chez moi pour me reposer. Je me réveille à 14h pour suivre des cours sur internet. J’ai un statut de journalier, je perçois donc mon salaire chaque vendredi. Avec cet argent j’arrive à aider mes frères et sœurs et mes parents. En décembre je me rends à l’université. Des camarades m’annoncent qu’on va faire une année blanche en raison des grèves. Je n’avais nullement envie de perdre une année comme ça. De là m’est venue l’idée de quitter le Sénégal pour aller étudier au Maroc.
« C’est mieux qu’ici »
Mon ami Modou lui compte partir étudier en Tunisie. Son frère y est et il semble s’y plaire. « C’est mieux qu’ici », me dit-il. Son frère a des contacts là-bas, il parle même de l’aider à lui trouver un job en parallèle aux études. Modou réussit à me convaincre de laisser tomber le Maroc. Il me propose d’aller en Tunisie avec lui. J’annonce la décision à mes parents. Ils l’acceptent et me recommandent à Dieu. Je m’occupe de tous les détails administratifs (passeport, billet d’avion…) Je passe mes derniers moments auprès de ma mère. Elle n’a eu de cesse de m’encourager, de me donner des conseils.
Elle me rappelle les trois questions : D’où je viens ? Qui je suis ? Et où vais-je après la mort ? Vers 20h comme le veut la coutume avant un départ, je fais du porte-à-porte pour saluer tantes, oncles, sœurs et frères et les amis encore présents. Ils se sont tous empressés de me souhaiter bon voyage en me recommandant à Dieu. Au moment de partir, ils se sont tous amassés derrière moi. Je sentais des gouttes perler sur mes joues. Je retiens une avalanche de larmes qui se forme en moi. Ma mère tient un vase d’eau qu’elle déverse à chacun de mes pas pour m’accompagner en prière. Jusqu’à ce que je monte dans la voiture. Je n’arrive plus à contenir mes larmes. Une de mes tantes accoure à la fenêtre elle me tend une bouteille de parfum et crie « Si tu as l’opportunité de rejoindre l’Europe, vas-y ! ».
La voiture démarre, direction l’aéroport Dakar Yoff. Mon frère, Modou et son frère ainsi que deux autres amis m’accompagnent. On a rendez-vous à 21h45. À notre arrivée à l’aéroport, le frère de Modou prend mon argent pour le changer en euro. J’ai 200 euros en poche. Une fois les enregistrements finis, je salue mon frère et mes amis. Les adieux sont déchirants, j’y laisse quelques larmes. Un sentiment de solitude et de tristesse profonde m’envahit. Dans la salle d’embarquement, mon téléphone sonne. C’est ma mère. Elle a besoin d’être rassurée. Je lui réponds que tout passe bien pour l’instant.
Le départ de l’avion est prévu à minuit. Je prends rapidement un sandwich et un Sprite. Tout à coup une voix annonce que le vol pour la Tunisie sera retardé d’une heure. Sans aucune explication. Je patiente assis, soudain un grand avion atterri sur la piste. Je le regarde, c’est la première fois que j’en vois un d’aussi près. Ce n’est pas le mien finalement. C’est un vol pour les États Unis provenant d’Afrique du Sud. Nelson Mandela venait de mourir. Plus tard, notre avion pour la Tunisie arrive sur le tarmac. Je monte dedans.
Kab

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