Vendredi soir, tata Latifa est inquiète. Son fils Nasser, la vingtaine, n’est pas rentré à la maison. « Pourtant ce n’est pas dans ses habitudes », me dit-elle au téléphone. « Il se passe quelque chose. Ce n’est pas normal », ajoute-elle. Elle rejoint sa sœur, tata Mabrouka, chez elle, pour lui demander : « Ton fils n’aurait-il pas vu Nasser aujourd’hui ? Il n’est toujours pas rentré et il ne répond pas au téléphone. » Tata Mabrouka lui répond alors que son fils Abdallah, 19 ans,  n’est pas non plus rentré de toute la journée : « Mais que se passe t-il ? Où ont-ils bien pu aller ? »

On frappe à la porte. Ce sont d’autres femmes du quartier qui viennent eux aussi voir tata Mabrouka pour les informer que leurs fils ont également disparu. Certaines sont en pleurs. Elles essayent en vain de joindre leurs enfants, aucunes réponse… Une demi-heure plus tard, la maison de tata Mabrouka est pleine à craquer. Tout le quartier est là : femmes, maris, enfants, tous sont venus. Même Kayliya, la sœur d’Abdallah, arrivée tout droit de Sousse , à 300 km, pour soutenir la famille. Dans ce quartier de la ville de Gabès, bien connu pour son port de commerce, le 4e du pays, tout le monde se connaît. On sait qui est le fils de qui, la femme de qui, le mari de qui.. Il semble donc impossible que personne n’ait pu les apercevoir dans les environs. Pourtant personne ne sait rien.

Jusqu’à ce qu’enfin, un homme, revenu de la pêche, sur la plage qui se trouve à 2 km de chez tata Mabrouka, leur annonce que plusieurs jeunes, y compris leurs fils, sont partis. « Partis ? Comment ça partis ? Partis où ? » Un milliard de questions fusent dans la tête de ces mères. Il continue : « Il y a quelques heures, des passeurs les ont fait monter sur des bateaux de pêche. Il  y en avait au moins trois ou quatre. Ces passeurs leurs ont proposé de les faire passer la frontière pour l’Italie en échange de 2000 dinars (environ 1050 euros). »

« L’Italie ? Quoi ? Ce n’est pas possible ! Mais pourquoi ne nous ont-ils rien dit ? » s’exclament ces femmes, désespérées, totalement abattues. « Pourquoi nous ont-ils rien dit ? » répètent-elles. Tata Latifa dit au pêcheur : « Mon fils est encore à la fac, il n’a pas trouvé de travail à côté des études. Il n’a pas pu avoir 2000 dinars. Bien que j’aie mon magasin et que son père travaille comme pêcheur, nous n’avons pas les moyens de lui donner une telle somme. Alors où les a-t-il trouvés ? »

Le pêcheur lui répond que des passeurs ont eu pitié de quelques-uns de ces jeunes, alors ils les ont laissés monter gratuitement. Le pêcheur dit avoir vu Sofiane, 26 ans, en pleurs. « Je ne l’avais jamais vu dans un pareil état. Lui qui est si jovial et avec le sourire… Le voilà qui pleurait à chaudes larmes. » Il n’avait rien sur lui comme tous les autres, pas d’argent, pas de passeport, rien. Il pensait qu’il ne monterait pas dans le bateau alors il les supplia : « S’il vous plait, laissez-moi monter, je vous en supplie. Que voulez-vous que je fasse ici, il n’y a rien pour nous. On n’a pas de travail, pas d’avenir. C’est encore pire depuis la révolution. Avant, même si le salaire n’était pas suffisant pour vivre, au moins il y avait un peu de travail. Maintenant tout est fermé, la plupart des banques et postes sont cassées. Que voulez-vous que je fasse ? La misère est partout ! Personne ne peut y échapper, pas même les diplômés. » Touchés et émus, les passeurs ont accepté de les faire monter, selon le récit du pêcheur.

Tata Mabrouka ajoute en pleurant : «  Il n’a que 19 ans, il est encore trop jeune ! Que croit-il trouver là-bas ? Mon enfant, la chair de ma chair est parti ! » Ce vendredi soir, toutes ces mères, tous ces pères, toutes ces sœurs, tous ces frères, ces neveux et nièces, pleurent le départ de leurs proches. Gabès ne fermera pas l’œil de la nuit et les larmes continueront de couler jusqu’à l’aube.

Samedi matin, les cris du coq ne réveillent personne. Ils sont plusieurs à faire les cent pas attendant impatiemment que  le téléphone sonne. Certains sont devant le poste de radio espérant en savoir plus. D’autres sont plantés devant la télévision. Ils ne veulent qu’un signe de vie, un message, un espoir. Le soleil tombe, toujours pas de nouvelles. Des familles finissent par désespérer, pensant ne plus jamais revoir leurs proches partis. Helmi, 22 ans, Mahmoud, 28 ans, Sassi, 17 ans, Ramzi,  24 ans, qui a laissé sa femme Faten et son bébé, les deux frère Nagib et Belgacem qui ont moins de 23 ans… Tous des prénoms familiers. En tout, ils sont près de 200, de 17 à 30 ans. Certains travaillaient comme pêcheurs, d’autres comme mécaniciens, d’autres encore étaient scolarisés au lycée ou a la fac comme  Nasser. Il y a également de jeunes diplômés. Ces jeunes n’ayant pas trouvé de travail, étaient contraints de faire ces petits boulots aux salaires minables. Ils ne pouvaient plus continuer à vivre ainsi.

Dimanche matin, le téléphone sonne chez tata Mabrouka. Tout le monde se rue dessus. Elle répond et soudain se met à pleurer. « Allô Maman ! C’est moi, Abdallah. » Tata Mabrouka, émue, ne parvient pas à dire un mot. Il ajoute : « Maman, s’il te plait, arrête de pleurer, je vais bien, on est arrivés samedi soir. Tout le monde va bien. Arrête de pleurer, s’il te plaît. » Après avoir repris son souffle et s’être calmée, elle lui demande : « Mais où es-tu ? Pourquoi es-tu parti sans rien dire ? » Il lui répond : « Si je te l’avais dit tu m’en aurais empêché et de toute façon, on devait garder ça secret. On vient d’être transférés en Sicile après avoir débarqué à Lampedusa. La police italienne était déjà présente, comme si elle nous attendait. »

« Que vous ont- il fait ? Comment allez-vous vous nourrir maintenant que vous êtes retenus ? Tu n’as rien pris avec toi, pas même une veste ! En Europe il fait froid ! Comment vas-tu te couvrir ? Et pourquoi vous retiennent-ils ? Ils vont vous donner du travail ou pas ? Dis-leur que tu as de la famille en France [en parlant de la mienne] et que s’il y a un problème ils pourront venir te chercher. »

« Maman, ne t’inquiète pas, ils nous ont rien fait. Lorsque nous sommes arrivés, il y avait déjà beaucoup de monde. C’était impossible de rester tous ensemble sur la même île alors ils nous ont transférés avec d’autres groupes venus de Sfax, de Zarzis et autres. Il y avait aussi des associations sur les lieux et c’est toujours le cas en Sicile. Ils nous ont donné de quoi manger, de quoi nous couvrir. Des personnes venaient nous parler, nous demander quelle était notre situation, pourquoi et comment nous étions venus. Ils ne nous ont rien dit concernant le travail, personne ne nous dit rien ici. On doit attendre c’est tout. Alors on chante pour passer le temps. »

Tata Mabrouka a un peu de mal à le croire. « Il voulait peut-être pas m’inquiéter. Peut-être qu’il sait très bien ce qu’il va se passer. » Elle lui dit : « Tu es si jeune mon fils. Si tu savais comme j’ai eu peur. J’ai imaginé le pire. Mais est-ce que tu te rends compte de ce que tu nous fais subir à tous ? On ne dort plus. Ça fait deux jours qu’on attend des nouvelles, deux jours qu’on surveille la télé et la radio. Pourquoi avoir risqué ta vie ? Pourquoi ? »

Sa réponse a un goût de déjà entendu. « Les jeunes d’ici n’ont pas d’avenir. Regarde, nous n’avons pas d’emplois alors qu’on est diplômés, nous n’avons pas d’aide sociale, on n’arrive même pas à subvenir aux besoins de la famille ! Ne t’inquiète pas, ici, ça ne peut pas être pire qu’en Tunisie. » Après quelques mots de réconfort, Abdallah raccroche. Face au relâchement de la police après la révolution tunisienne, ces jeunes profitent de la situation. Abdallah révèle clairement que s’il en est là, c’est bien grâce à la police qui a fermé les yeux. Ces jeunes, que le gouvernement a délaissés, tentent le tout pour le tout, quitte à risquer leur vie, à la recherche de l’Eldorado.

Wassila Belkadi et Yamina Jarboua

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