TOUR D’EUROPE 2014. Deuxième étape du voyage de Saïd : Tottenham, Royaume-Uni. Immersion dans la Babel britannique. Retrouvez le road-trip de nos blogueurs sur notre page spéciale

Lucide mais perdu, parce que noyé dans cette nouvelle ambiance, ivre de nouvelles perspectives, j’hésite face aux multiples possibilités que j’ai pour entrer dans Tottenham. Le bus traverse quelques Council Block qui rappellent les HLM en briques rouges de certains quartiers d’Ivry-sur-Seine. Entre les stations d’underground Tottenham Hale et Seven Sisters, le car rouge dépose les passagers devant l’église « Holy Trinity » où quelques personnes habillées en tenue de circonstance sont rassemblées.

Apres avoir traversé l’High Road, je me retrouve à l’entrée de West Green Road, où un vendeur d’encens, bandana bleu sur la tête, dents du bonheur sur gabarit d’armoire, m’explique qu’il aime les Françaises. Il trouve notre langue trop compliquée. Me voilà à Tottenham, en train d’apprendre à dire « surveilles ta go » à un Jamaïcain. Cet après-midi je traîne ici, en France, on connait ce quartier de Londres pas que grâce au foot, Tottenham est certes l’éternel rivale d’Arsenal, le quartier voisin, mais ce lieu est aussi la poudrière des violences urbaines d’août 2011 à Londres. Le décès de Mark Duggan 29 ans, enfant du quartier abattu dans des circonstances floues par des tireurs d’élite de la police londonienne, a provoqué une vague d’émeutes qui n’avait pas été vue dans la capitale britannique depuis 1985.

« Ici un Anglais d’origine arabe est un Anglais »

Trois ans après, entre Portland Road et Westerfield Road, aucune odeur de brûlé, la rue sent la viande. Un chargement pour une boucherie bloque la circulation et personne ne bronche, Paris est loin, zéro klaxon. L’occasion d’admirer les jantes brillantes d’une 308 noire, d’avoir cette sensation bizarre à la vue d’une voiture française avec le volant à droite. Les passagers écoutent 2 Chainz à fond « Im different, I’m different« , une dame au voile rouge vient d’esquiver la gueule d’un bulldog qui sentait sa robe, elle grimace comme dégoûtée en tirant son tissu.

Je suis exactement devant l’arrêt de bus 41 tout le monde l’attend sauf moi et Joe l’ami du barbier de l’autre côté de la rue. Petit de taille, habillé d’un gilet de garçon de café : « Paris, Paris c’est une ville riche, il n’y a pas de rue comme celle-là la bas c’est pas possible, vous avez les Arabes à Paris, toi t’es un Français arabe ou Français latino ? » Il sourit comme pour revenir à sa réduction : « Pas de problème man, ici un Anglais d’origine arabe est un Anglais, il n’y a pas de problème avec ça. Ton pays c’est d’abord ta langue, regarde ton accent c’est la France. » Joe est rejoint par un ami moins souriant, avec le sérieux des gens flippants.  « Le racisme n’existe pas ici parce que tout le monde est au même niveau de vie, c’est la vraie Angleterre », il répète : « Real England. » Pressé, il me salue bizarrement avec le poing, puis entre dans une voiture en disant : « Viva la France. »

Je marche jusqu’à ralentir à l’intersection de Groove Park Road, une demoiselle passe devant moi pour entrer dans le club de billard. Un homme en face fait les gros yeux, il souffle, expiration discrète des cosmonautes de la séduction, qui attendent que les météorites passent pour signaler l’alerte. Andrew porte son chapeau bizarrement, ne veut pas donner son âge, me demande si le Bondy Blog a une version anglaise avant de parler du quartier : « Je n’habite pas ici, je suis plus au nord mais j’ai grandi pas loin de ce lieu, j’aime cette rue parce que tous mes amis et toute ma famille vivent ici. »

 « L’Europe n’est pas ici, les Européens viennent vivre ici  »

Andrew ne comprend pas quand je lui demande si ici c’est Disneyland : « Les problèmes de Tottenham ne sont pas des problèmes typiquement anglais, ça ne se limite pas qu’à du racisme il ne faut pas voir cette émeute comme on a voulu la montrer, la plupart des gens étaient d’abord des manifestants, ils ne revendiquaient pas grand-chose, à part plus de dialogue. » Andrew rigole en apprenant mon escapade à la City de la veille : « Ici on ne fait pas attention aux problèmes, on s’en fout du racisme, on fait des commerces déjà entre nous, on progresse avec l’école, avec les artistes mais pas avec les émeutes, c’est la dernière réponse les émeutes. »

Il ne comprend pas bien où je veux en venir quand je parle d’Europe : « L’Europe n’est pas ici, les Européens viennent vivre ici, il y a des Français comme toi qui viennent mais ils ne viennent pas me parler comme toi, il y a des Italiens des Espagnols, partout ils s’installent parce qu’ils sont libres de venir ici, c’est eux les Européens pas nous. » Andrew est lent même quand il me sert la main, il s’éloigne nonchalamment pour me laisser dans cette rue, où on propose de la cuisine caribéenne, des poulets frits à trois pounds, des puces téléphoniques, de faux sacs Gucci.

L’endroit est vaste, je demande mon chemin à un jeune vendeur de portable, il me conseille de prendre le bus pour aller à l’hôtel de ville. Accent qui me fait croire qu’il est français, en fait le vendeur est d’origine turque, il m’explique qu’il a quelques bons clients français qui vivent ici : « Ici je n’ai pas l’impression d’être en Europe, je n’ai jamais voté de ma vie, je préfère ne pas savoir où vont les taxes. » Je retourne sur le chemin initial, la serveuse blonde du Café Costa de Seven Sixters fronce des yeux puis sourit en comprenant ma demande, elle ne vient pas d’ici, ne connait pas très bien Tottenham, mais selon elle, l’hôtel de ville est à vingt minutes. Je prends un bus qui me dépose devant le commissariat de police de Tottenham, exactement là où les marcheurs du 6 août 2011 se sont rendus pour rendre hommage à l’un des leurs, avant que tout explose.

 « Jamais, c’est une histoire d’amour, tu veux ma mort ? »

A cinq minutes à pieds, derrière la station de bus High Road Bruce Grove devant un Ladbroks où les parieurs se retrouvent, un groupe de jeunes, posés, se moquent de mon accent, particulièrement un homme avec une casquette RunDmc posée sur son vélo, joint de weed au bec : « J’aime le sport, la police aussi. » Le feeling passe avec lui,  j’ai fait mouche en parlant de Hugo LLoris : « great goalkeeper », gardien français de l’équipe de Tottenham. Franck, 33 ans ne connait que Tottenham : « Je connais un peu le sud de Londres, et ça suffit. Londres c’est la ville du plaisir, les Français comme toi traînent partout, font des grands tours de la ville, passent du bon temps, à ton retour tu la connaîtras mieux que moi. Mais si tu veux connaître les vrais Anglais, il ne faut pas vivre ici .»

Il revient facilement sur les événements de l’été 2011 : « C’était comme les vacances, un bon souvenir, oui un bon souvenir, parce qu’ici il y avait plus de guerre entre Turcs, Pakistanais ou Jamaïcains, les pauvres qui marchaient ensemble, ils avaient le même message c’était la première fois que je voyais ça, après ça s’est arrêté parce que le pouvoir n’est jamais de notre côté. » Je ne sais pas si c’est l’herbe qui parle, mais sans aucune transition, il me parle de la reine, « elle est cool, on ne peut pas la détester. » La possibilité de vivre ailleurs qu’à Tottenham ne traverse pas son esprit : « Jamais, c’est une histoire d’amour, tu veux ma mort ? »

C’est sans regarder la destination que je prends le bus, à 19h35, la peur remplace l’ivresse. Une peur de faire comme les gens qui disent au revoir au lieu d’adieu. La peur douce d’une personne âgée, lucide sur son âge qui profite sagement de tout. Agréablement gêné par le bruit et l’odeur du nord de Londres, je refais surface pour plonger de plus haut, dans la cohue de l’Overground.

Saïd Harbaoui

Notre page spéciale : ici.

Articles liés