La conférence humanitaire pour Gaza a réuni des dizaines d’États arabes, de pays occidentaux et émergents et de nombreuses organisations internationales, le 9 novembre à l’Élysée. À l’issue de cette conférence, 1 milliard d’euros de promesses de financement humanitaire pour Gaza ont été atteints. Emmanuel Macron a également annoncé que la France portera son aide à 100 millions d’euros pour 2023.

Rony Brauman, ancien directeur de Médecins sans frontières, revient sur cette façon de se porter garant du droit international tout en laissant les crimes de guerre impunis. Interview.

Vous avez présidé Médecins sans frontières durant de nombreuses années et êtes intervenu dans plusieurs pays en guerre, quel regard portez-vous sur ce qu’il se passe à Gaza ?

Cette situation est particulière parce qu’on a affaire à un siège, donc un enfermement de la population de grande ampleur qui donne ce sentiment d’asphyxie, de prise au piège total.

Les hôpitaux sont totalement débordés et la plupart des blessés n’arrivent pas dans les hôpitaux

C’est une situation inédite pour Médecins sans Frontières qui a été présent avec la Croix Rouge dans la quasi-totalité des conflits de ces dernières décennies. Ce verrouillage total du siège rend quasi impossible ne serait-ce que le fait d’amplifier les secours, notamment médicaux. On le répète sans cesse, les hôpitaux sont totalement débordés et la plupart des blessés, de toute façon, n’arrivent pas dans les hôpitaux.

Par ailleurs, il y a aussi l’intensité des bombardements, avec les milliers de tonnes de bombes qui ont été déversées. Ça peut rappeler quelques situations, comme à Alep en Syrie dans les années 2010 ou même la ville de Grozny en Tchétchénie, en 1998, prise d’assaut par l’armée russe. Ce sont des bombardements dont l’intensité peut se comparer. Mais dans ces deux cas, il y avait quand même quelques possibilités de fuite, sans vouloir excuser Bachar al-Assad ou Poutine.

Lors de l’annonce du « siège complet » de Gaza, le ministre israélien de la Défense Yoav Gallant a comparé les Palestiniens à des « animaux humains ». Quelle fonction a cette déshumanisation ?

Il s’agit là d’un regard colonial. Pour saisir des terres, chasser ses propriétaires, détruire leurs récoltes, il faut nécessairement que vous les considériez comme des inférieurs, des barbares. Et à partir du moment où l’on se défend contre des barbares, tout est permis.

C’est un discours qui est déjà assez ancien. Ehud Barak, en pleine période de calme, décrivait Israël comme une « villa dans la jungle », c’est-à-dire un îlot de bien-être entouré de bêtes féroces. Il était alors le dernier Premier ministre à avoir négocié avec l’Autorité palestinienne et Arafat, lors des accords de Camp David et de Taba. On retrouve là les caractéristiques d’un regard colonial qui est par essence hiérarchique.

On entend beaucoup de termes dans l’espace médiatique, comme ceux de « génocide » ou moins politique, de « crise humanitaire ». Comment qualifier ce qui est en train de se passer ?

À ce stade, les termes qui conviennent le mieux sont les termes du langage ordinaire : c’est un carnage et une vengeance débridée. C’est une riposte totalement hors de toute proportion.

Mais reste à se demander où nous nous situons dans le langage judiciaire. Et là, il y a une incertitude. Le terme de génocide est une notion moins précise que ce qu’il laisse entendre, parce qu’il est sujet à une jurisprudence qui s’est considérablement élargie et qui lui a donc fait perdre un peu de son sens originel.

Je pense notamment à la guerre de Bosnie à la suite de laquelle des accusations de génocide ont été portées, comme à Srebrenica, alors même que les hommes de plus de 55 ans, les femmes et les enfants étaient concrètement épargnés. Ce sont les hommes en âge de combattre, entre 15 et 55 ans, qui ont été littéralement exterminés.

Néanmoins, le tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie jugeait qu’il s’agissait d’un massacre génocidaire. Comme c’est une notion juridique, ce sont les juges qui sont les plus à même de la mobiliser. Mais je trouve qu’étendre la qualification de génocide à toute violence de masse lui faire perdre sa singularité.

Au-delà de la jurisprudence, je pense que la conception plus sociale du génocide, au contraire, contredisait cet avis. C’est en somme une qualification qui porte en elle une tension, qui rend son usage particulièrement difficile.

Dans le contexte israélo-palestinien, je ne conteste pas l’usage de la qualification de génocide, mais à ce stade, il est difficile de savoir quoi en faire. En tout cas, je constate que des juristes de haut niveau dans le système des Nations Unies pensent que c’est un terme approprié, donc c’est quand même une indication forte.

La mobilisation de la qualification de « terroriste » semble soustraire Israël à ses obligations à respecter le droit international humanitaire…

Le droit humanitaire international repose sur la distinction entre combattants et non-combattants. Cette distinction est un principe fondamental de la quatrième convention de Genève de 1949. Pourtant, on entend, au plus haut niveau des autorités politiques et militaires israéliennes, qu’à Gaza, la population est complice des terroristes, et par conséquent terroriste en puissance elle-même.

La distinction entre combattants et non-combattants est brouillée

Par cette appellation, la distinction entre combattants et non-combattants est donc brouillée, puisqu’elle permet de faire l’amalgame entre l’adhésion à la cause et le combat lui-même.

Toutefois, de manière un peu provocatrice, je dirais que de ce point de vue-là, ils n’ont pas totalement tort. Quel serait l’effet de cette ultraviolence, sinon de fabriquer une génération de jeunes gens dont l’unique obsession sera de se venger ? Et donc de tuer des juifs, parce que ce sont bien des juifs israéliens qui tentent de les massacrer.

Et que dire de l’usage du droit international humanitaire par les acteurs internationaux ?

L’usage du droit international humanitaire me semble être extrêmement pervers. Il permet aux Américains, aux Français ou aux observateurs étrangers qui soutiennent Israël d’avoir une posture humaniste en se montrant sensible à la souffrance des Palestiniens, mais sans trop de frais.

Rappeler l’État belligérant à ses obligations vis-à-vis du droit humanitaire, ne leur coûte rien. C’est une sorte de minimum en dessous duquel il n’y a plus d’humanité, mais ça ne change évidemment rien à l’allure de la guerre elle-même.

Israël a bénéficié pendant des décennies du non-rappel au droit international humanitaire, puisque l’implantation de populations civiles sur des territoires acquis par la force et contrôlés par une armée, constitue un crime de guerre.

Ces violations quotidiennes du droit humanitaire, les pays occidentaux ne les ont jamais condamnés

Ce crime de guerre se passe à peu près silencieusement, car ce ne sont pas des explosifs, des bombardiers, des hélicoptères. Ce sont des attaques beaucoup plus limitées, mais incessantes, présentes sur tout le territoire de la Cisjordanie et qui a abouti à cette constitution de grand bloc de colonie, en plus des petites colonies dispersées un peu partout, qui pourrissent littéralement la vie quotidienne des Palestiniens tout en les appauvrissant jour après jour.

Ces violations quotidiennes du droit humanitaire, les pays occidentaux, qui pourraient avoir une influence sur Israël, ne les ont jamais condamnés. Ou sinon dans des termes très vagues, comme « mise en cause du processus de paix ».

Quelles sont les conséquences de cet usage « creux » du droit international ?

Il y a déjà le fait que, sans aucune pression, Israël n’a aucun intérêt à la paix avec les Palestiniens. Mais aussi, cela crée une fracture abyssale avec tous ceux, en France et ailleurs, qui critiquent ce double standard des indignations contre la moindre conquête territoriale de la Russie en Ukraine et l’acceptation totale de la domination israélienne sur les territoires palestiniens.

Ce « double standard » devient trop gros et ne passe plus, d’autant plus qu’en France, on est particulièrement punitifs contre ceux qui prônent le boycott des produits qui proviennent des colonies de Cisjordanie.

Ce boycott est considéré comme un appel à la haine raciale alors qu’en parallèle, la France répond très bien aux attentes de défense du gouvernement israélien, comme lorsque Yaël Braun-Pivet proclame son soutien inconditionnel à l’État israélien.

Mais quel État bénéficierait de cet adjectif « inconditionnel » ? À qui va-t-on affirmer que quoi qu’il fasse, on le soutient ? Heureusement, cela a suscité un débat. Néanmoins, elle l’a dit et le maintient, alors qu’elle représente le troisième personnage de l’État français.

Comment expliquer que le débat autour de ce conflit soit si passionnel ?

Le conflit israélo-palestinien est un conflit très local : il se déroule sur la superficie de trois, voire quatre départements français. Cependant, c’est un conflit mondialisé qui a des résonances singulières dans chaque pays. Jusqu’en Chine, on trouve des manifestations de soutien à Gaza, mais aussi en Colombie, en Russie, en Afrique.

Chaque pays a une réception de ce conflit qui se reflète dans son histoire particulière. C’est notamment cela qui explique que dans le monde musulman, les massacres de Ouïghours passent inaperçus alors que les massacres de Palestiniens ont une saillance similaire à aucun autre.

Ce conflit reflète à la fois la culpabilité de la collaboration contre les juifs, mais aussi l’amertume d’avoir perdu une colonie

En France, il y a à la fois Pétain et l’Algérie qui constituent la toile de fond sur laquelle on reçoit ce conflit. Il reflète donc à la fois la culpabilité de la collaboration contre les juifs, mais aussi l’amertume d’avoir perdu une colonie.

Et vu l’importance de la population musulmane et juive en France, il n’y a donc pas lieu de s’étonner que ce conflit prenne une telle place : ce n’est pas une importation. La France a soutenu activement le sionisme, et a un passé colonial qui, pour un certain nombre de gens, est à rapprocher de son soutien au sionisme. Donc, ce conflit n’est pas importé, il existe dans notre pays avec ses singularités, comme dans bien d’autres.

Propos recueillis par Imane Lbakhar

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